Chiiwetau

En route pour le Chiiwetau, vous quittez le village de Waswanipi vers l’est, sur la 113, comme si vous alliez à Chapais. Quelques kilomètres à peine après votre départ, vous bifurquez franc nord sur une route de bois, dans un chemin qu’un jeune forestier vous a fait connaître, et dans tous ses détails, en vous indiquant ses courbes comme ses embranchements. Vous n’avez pas de carte, les entrées GPS se font couci-couça sur votre iPhone, mais vous plongez dans un pays vert forêt vert sauvage, où, si de vastes secteurs d’épinettes ont été retirés (là où sont rangés des andins de branches sèches), la végétation a déjà beaucoup repoussé, les coupes ayant dû avoir lieu il y a cinq, dix ou quinze ans.

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Castor parmi les castors

Après une dizaine de kilomètres, vous vous arrêtez pour admirer une immense cabane à castors. Une longue digue retient l’eau tout autour de cette cabane qui est sûrement habitée, si on se fie aux branches d’aulnes fraîchement écorcées. Vous notez des bouleaux qui ont été rongés comme par un artiste, le travail ayant été effectué pendant l’hiver puisque les césures se trouvent loin au-dessus du sol. L’herbe tendre devant la digue est d’un vert émouvant. Vous vous demandez combien de castors peuvent habiter ce château-là. Le pays cri demeure un pays de castors. À une certaine époque, toute l’économie de la Nouvelle-France reposait sur la fourrure de ces rongeurs. Encore maintenant, ils font la pluie et le beau temps, bloquant à tout moment les chemins forestiers. Vous repartez. Grande hâte d’arriver à la descente de bateau, comme on vous l’a expliqué, après le delta de la rivière Waswanipi où abondent les îles, petites et grandes. Sur l’une d’entre elles se trouve le Chiiwetau, le vieux village de Waswanipi, là où sont nés plusieurs Cris qui ont maintenant soixante ans et plus, là où la vie humaine fut intense face au grand lac Waswanipi, là où subsistent plus d’une soixantaine de constructions, des cabanes, des chalets, des tipis… pour les fêtes, pour les nombreux rassemblements cris, surtout au printemps et en été, pour les jours de festival de pêche au doré.

Tout à coup, vous apercevez un petit ours d’un an et demi qui courait dans le chemin. Vite, il se sauve dans les arrachis. Vous le perdez de vue. Une ombre noire. Quasi fantôme. Les ours sont innombrables dans les environs, surtout avec ces feuillus qui ont repoussé, et les champs couverts de petits fruits. Plusieurs talles de bleuets sont quasiment mûres, même si on n’est qu’à la mi-juillet. Vous apercevez un premier panneau : Chiiwetau, sur la gauche. Encore une dizaine de kilomètres à parcourir. À deux endroits, il vous faut beaucoup ralentir pour ne rien casser, le chemin ayant été creusé par des ruisseaux de printemps — pas de ponceau. S’il y avait une panne, un retour à pied vers la route d’asphalte prendrait six ou sept heures, au bas mot. Vous n’avez rencontré personne, croisé aucun autre véhicule.

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Embarcadère

Vous parvenez enfin à un immense dégagement, devant une rivière large comme un fleuve, où se trouvent rangées plusieurs chaloupes, sur des remorques. Une croix blanche trône entre le stationnement et la rivière, comme pour marquer la mort d’un être cher, peut-être un enfant puisque deux toutous sont fichés sur le montant. Le courant de la Waswanipi est puissant. Vous mettez le canot à l’eau, préparez les gréements, la canne à pêche, et décidez de remonter le courant, même s’il n’est pas certain que le vieux Waswanipi se trouve en amont. Vous vous dites qu’avec le petit vent d’ouest qui souffle dans le même sens que le courant, il vaut mieux dépenser ses énergies à ce moment-ci, tout en espérant que le Chiiwetau se trouve dans le delta plutôt qu’en aval, ce qui vous surprendrait, mais des fois… Chose sûre, en canot, vaut mieux travailler plus fort en démarrant plutôt qu’en finissant la journée. Vous pagayez, longez la rive pour profiter des remous de courant et vous protéger du vent. Après une quinzaine de minutes, han! une grosse prise sur l’hameçon qui traînait à trente mètres derrière le canot. Un brochet ! Six ou sept kilos. Petite bataille pour le ramener, le sortir de l’eau, l’assommer. Mais pendant ce temps, vous avez dérivé quasiment jusqu’à votre point de départ. Vous repartez, pagayez fort. Avec cœur. Votre pagaie mange de l’eau. Il fait bon, chaud, mais pas trop. Le vent est doux. Partout, il règne un silence apaisant. Vous croyez voir comme une tôle, au loin. Vous vous dites que vous ramez dans la bonne direction.

Après une heure et demie de canot, après avoir dépassé un bras de rivière large d’une centaine de mètres sur la gauche, vous voyez une pointe, une presqu’île, là où certains arbres semblent avoir été coupés. Sur la droite, un, deux chalets, plutôt coquets. Votre but devient cette presqu’île. Village ou pas, vous mangerez là, et il vous faut arranger le brochet qui s’est débattu par dix fois dans le fond du canot, que vous avez dû assommer à nouveau à plusieurs reprises. Animal d’allure préhistorique, mais à la chair délicieuse. Vous touchez la pointe ; en plus des deux chalets sur la droite, vous apercevez d’autres cabanes, plus loin, à un demi-kilomètre. Mais pas de village. Vous descendez sur la berge avec l’idée de vous baigner, de vous rafraîchir dans cette eau pourtant pleine de barracudas du Nord. Vous faites quelques pas, en direction du bout de la presqu’île, et là, comme par miracle, apparaissent les bâtisses du Chiiwetau, des dizaines et des dizaines, regroupées dans les hautes herbes. Un vrai village, que de grands peupliers semblent garder. Tous les résineux ont probablement été tronçonnés afin de laisser le vent chasser les mouches. Pas âme qui vive pour l’instant. Des dizaines de toiles bleues couvrent plusieurs cabanes. Avec le ciel et ses cumulus, ces bleus du village font comme une fête. Vous mangez un peu, préparez deux beaux gros filets de brochet, rejetez la carcasse au large en sachant bien que dans dix minutes, tout aura été bouffé par d’autres brochets. Puis vous vous saucez en criant, en ressortant presque immédiatement, car elle est froide, cette eau, mais surtout, vous vous imaginez un brochet de dix kilos en train de vous passer entre les jambes.

Devant le Chiiwetau

Isa devant le Chiiwetau

Bonheur! Splendeur des eaux du Nord. Émotion face à un village ancestral, encore très souvent habité par les Cris, où se rencontrent jeunes et aînés. Vous repartez pour descendre la rivière. Un bateau avec cinq hommes vous croise. Tous vous envoient la main. Vous laissez à nouveau traîner derrière vous la ligne à pêche. Mais pas une touche. Le silence est parfois enchanté par les bruants à gorge blanche. Deux pluviers kildir s’excitent sur la berge. Devant la jetée, votre exploration s’achève. Vous remontez votre canot sur le toit de votre véhicule pour repartir, découvrir le grand pont enjambant la rivière Waswanipi, à la décharge du lac, dix kilomètres plus à l’ouest. Puis il vous faut rentrer à Waswanipi, pour le souper, car vous avez des invités. Ce soir, vous leur cuisinerez des fish and chips au brochet frais.

Ô vie nordique au Eeyou Istchee! Ô joie d’avoir l’impression d’être un petit Balboa, une Marie Iowa Dorion, même si on ne découvre rien de neuf — bien qu’au cœur de l’aventure, tout reste neuf, dans la tête comme dans le cœur.

Rencontre avec Louis-Edmond Hamelin

Comme nous l’expliquons dans les textes consacrés à l’expédition et au territoire, c’est Louis-Edmond Hamelin, géographe, linguiste et coureur de froid émérite, qui nous mit sur la piste de l’Antre de marbre. Nous le considérons ainsi comme l’un de nos guides. En mai 2013, nous allions le rencontrer chez lui, à Sillery, pour qu’il nous parle un peu plus de la Colline blanche. Voici un résumé et un extrait vidéo de cet entretien.

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Le chef Ghislain Picard et Louis-Edmond Hamelin au Mushuau-nipi en 2009

Louis-Edmond Hamelin rappelle que pendant des milliers d’années, les environs du lac Mistassini ont attiré différents groupes amérindiens, d’abord parce que les nomades — les jeunes hommes surtout — cherchaient à entrer en contact avec les femmes des autres groupes, mais aussi parce que la matière minérale trouvée à fleur de terre, la quartzite dont est faite la Colline blanche, permettait de créer les pointes de flèches, essentielles pour la chasse et la survie en forêt. Certaines de ces pointes furent même retrouvées jusque chez les Inuits, beaucoup plus au nord. Les Innus de la Côte-Nord, via le Saguenay, la rivière Ashuapmushuan et le lac Chibougamau, connaissaient donc fort bien les environs des lacs Albanel et Mistassini, de même que l’Antre de marbre (la grotte principale parmi la trentaine de cavités creusées au flanc de la montagne). Il est indubitable que ce lieu avait valeur sacrée pour eux, et cela depuis des milliers d’années. Certains initiés (des chamans) y recevaient la voix du Tchiché Manitou, en général dans la plus grande intimité. Comme le souligne Louis-Edmond Hamelin, « on ne sait pas quand est-ce qu’il vient, on ne le voit pas… mais il faut l’attendre longtemps… pour l’entendre peut-être ».

Lors de ses premiers voyages dans le Nord, entre 1948 et 1954, il est arrivé quelques fois à Louis-Edmond de passer en avion au-dessus de la Colline blanche. Il identifia le lieu du haut des airs, malgré les arbres étalés sur la petite montagne. C’est en 1963 qu’il a pu s’y rendre en canot pour la première fois, accompagné par un agronome, Benoît Dumont. Grâce à l’aide matérielle d’une petite compagnie du Nord, ils sont passés par le lac Albanel avant de remonter la Témiscamie pour atteindre les cavernes de la Colline blanche.

Louis-Edmond avoue que ce qu’il souhaitait lors de cette première visite, c’était de se mettre dans « l’atmosphère » de ce qui avait pu se dérouler au moment du passage du père Laure, un missionnaire jésuite, celui-là même qui nomma l’endroit « Antre de marbre » autour de 1730.

Il faut considérer l’étonnement — sinon l’ébahissement — de ce missionnaire lorsqu’il parvint à l’Antre de marbre, caverne creusée par un cours d’eau puissant lors de la dernière fonte glaciaire. Sans aucun doute, il admira cette structure naturelle au dôme convexe et aux surfaces polies, munie d’une espèce de table, tout au fond, en forme d’autel, comme si la vocation de la caverne était d’être une chapelle. Bien sûr, comme missionnaire jésuite, le père Laure considérait la religion catholique comme la « vraie » religion. Pour lui, dire la messe dans un lieu comme l’Antre de marbre allait de soi.

Il est fort probable que ses guides autochtones l’avaient vu et entendu dire la messe à plusieurs reprises déjà, dans d’autres lieux. Ont-ils été surpris d’être conviés à ce rite religieux catholique à l’Antre de marbre? Une question demeure, toujours selon Louis-Edmond Hamelin : le père Laure a-t-il surtout agi en « colonisateur » en disant cette messe, en ne tenant pas compte du rituel religieux autochtone? Était-ce un peu par « vantardise » qu’il souhaita poser ce geste dans ce lieu si mythique, si sacré pour les Innus? Il faut en tout cas reconnaître la sincérité du missionnaire, sa foi. Louis-Edmond insiste également sur le lien de confiance qui s’était créé entre le jésuite et ses guides autochtones pour que ceux-ci l’amènent à l’Antre de marbre. Quand on lit le journal du père Laure, on découvre en effet l’extraordinaire complicité qu’il eut avec ses guides.

Le père Laure fut un missionnaire, certes, mais aussi un habile cartographe, en plus de travailler à l’élaboration d’un dictionnaire et d’une grammaire innus. Plusieurs de ses cartes furent copiées et utilisées par bien des voyageurs. Le prêtre savait sciemment où il se dirigeait quand il aboutit à la Colline blanche en compagnie de ses guides. Depuis le XVIe siècle, des explorateurs européens, toujours guidés par des Indiens, faisaient le pont entre le Saint-Laurent et la baie de James.

Louis-Edmond raconte qu’au cours des dernières décennies, il est arrivé que de jeunes Cris lui demandent de les guider jusqu’à l’Antre de marbre afin qu’il leur parle de l’histoire et de la géologie du lieu, d’où sa conviction que la Colline blanche garde toute sa valeur sacrée pour les Indiens. Avec la création du parc Albanel-Otish, on peut penser que des visiteurs de plus en plus nombreux voudront y faire halte. Une seule obligation : que le caractère sacré de l’Antre de marbre ne soit jamais perdu, ni altéré, ni profané.

Dans ces extraits vidéos de l’entretien, Louis-Edmond parle de l’atmosphère sacrée qui se dégage de la Colline blanche et de l’importance de se préparer mentalement à une telle visite.

Voir le site web de Louis-Edmond Hamelin.

Le documentaire Le Nord au cœur, réalisé par Serge Giguère en 2012, est consacré à la vie et à l’œuvre de Louis-Edmond Hamelin.

À noter que Louis-Edmond apparaît également dans Le goût de la farine de Pierre Perrault, lors des séquences tournées au Mushuau-nipi (nous avons parlé de ce film dans l’article Pepkutshukatteu).

La photo de Louis-Edmond avec Ghislain Picard a été prise sur ce blogue.

 

Les fillettes

Trois petites filles à Waswanipi

J’admire le minois de ces trois fillettes, la santé qu’elles dégagent. Toutes trois vivent à Waswanipi, une communauté crie située entre Chibougamau et Lebel-sur-Quévillon, où je viens pratiquer comme médecin dépanneur depuis plus de 20 ans.

Cette photo aurait pu être prise à Jonquière, à Pessamit, au Havre-Saint-Pierre, à Gaspé, à Québec, à Trois-Rivières, à Weymontachie, à Montréal… J’ai le sentiment de voir mes filles quand elles avaient le même âge.

Merveilles d’enfants qui jouent dans l’été sans trop de soucis. C’est sûrement parce que je me sens bien quand je marche dans les rues de Waswanipi, que je me sens le bienvenu, que j’ai pu prendre cette photo.

Il exista un intense métissage, et pendant des centaines d’années, entre les descendants d’Européens et les gens des Premières Nations sur l’actuel territoire de la péninsule Québec-Labrador. À mon sens, l’avenir du pays tout entier demeure autochtonien dans sa forme, dans ses représentations, dans sa psyché collective, dans sa vision du monde (sa Weltanschauung), comme dans son rapport matériel au monde. La métisserie, c’est-à-dire le métissage culturel des univers autochtone et non-autochtone, fait partie de notre avenir le plus harmonieux, avec la terre, nos rivières et le ciel.

Pepkutshukatteu

Pepkutshukatteu, en innu aimun (l’innu des bois), veut dire « la toile de ma tente est trouée de cent étincelles de bois crépitant de mon petit poêle », écrit Alexis Joveneau, missionnaire oblat, dans un texte publié par la revue Histoire Québec. C’est ce missionnaire, qui a vécu pendant des décennies sur la Basse-Côte-Nord, particulièrement à Unamen Shipu (La Romaine), qui apparaît comme personnage central dans Le goût de la farine, le fameux film de Pierre Perrault. Nous en avons fait un de nos guides pour l’expédition de La route sacrée. Dans cet article, écrit au milieu des années 80, le père Joveneau ajoute : « Les Indiens désignent par leur nom chaque perche et chaque piquet de la tente, ils donnent son propre nom à chaque sac de toile selon leur usage ».

Le père Joveneau dans «Le goût de la farine»

Le père Joveneau dans Le goût de la farine de Pierre Perrault

Pepkutshukatteu : quelle magnifique poésie pour parler d’une vie d’avant la modernité. Déjà, en 1984, le père Joveneau souligne : « Les trois qualités des Blancs sont la politesse, la propreté et la ponctualité. Les trois qualités des Indiens sont : la paix, la patience et le partage. […] Pendant des millénaires, les Indiens ont survécu grâce à leur culture. Aujourd’hui, c’est leur culture qu’on essaye de faire survivre. […] Les enfants indiens parlent une autre langue. […] Les Indiens n’emploient plus leurs plus beaux mots, fruits de leur génie, de leur race, fruits de leurs marches et des nuits sans étoile, autour du feu, fruits de cette vie unique qu’eux seuls pouvaient vivre sur terre. […] Maintenant, sur les réserves, les valises ont toutes le même nom, et tous les murs sont semblables ».

Comment comparer le présent de 1984 au présent de 2014? Y a-t-il lieu de croire que l’innu aimun a repris de la vigueur, grâce à la parole d’écrivains tels que Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho, Naomi Fontaine, grâce à l’œuvre de l’Institut Tshakapesh, grâce à des projets mobilisateurs, tant en cinéma (la Wapikoni mobile) qu’en littérature (Aimititau! Parlons-nous!, Les bruits du monde)?

Pour notre part, sur la route sacrée de la forêt boréale, bien humblement, nous souhaitons trouver des bribes de cette poésie innue et crie, afin de reprendre contact avec une parole millénaire qui, nous le pressentons, existe encore au sommet des épinettes, dans l’antre des ours, dans la tête de bien des grands-pères qui savent encore nommer la danse des lucioles.

 

On peut visionner Le goût de la farine (1977) sur le site de l’ONF.

L’article du père Joveneau dont il est question, « Eka takushameshkui : Ne mets pas tes raquettes sur les miennes », est disponible ici, en format PDF.

L’exposition Matshinanu/Nomades, réalisée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), été constituée à partir de photos qui provenaient en bonne partie du fonds Alexis Joveneau. C’est Joséphine Bacon qui a écrit les textes en écho à chaque photographie.