Forces métisses

En voyage au Dakota du Nord pour donner des conférences sur le monde nordique à l’Université de Grand Forks, Jean Désy entre en contact avec l’univers michif du Midwest. Une rencontre inspirante qui l’amène à ces réflexions.

Parmi les Français qui vinrent en Nouvelle-France au cours des premiers siècles de la colonie, il y en eut un fort nombre qui, à la manière de Louis Jolliet, aimèrent le pays pour ce qu’il recelait de possibilités nomades. Rapidement transformés en métis après quelques générations — « michifs » ou « mitchifs » ou encore « métchifs » —, ils contribuèrent à créer une société qui se répandit bientôt jusque dans le Midwest américain, et encore plus à l’ouest, jusqu’aux Rocheuses. Cette « société », en relative harmonie avec les nations autochtones qui, déjà, couvraient le territoire, et pour lesquelles le bison était la principale ressource, ne fut abruptement stoppée que par un puissant mouvement de colonisation qui traversa le Mississippi, nettement plus sédentaire celui-là. Des milliers de métis francophones habitèrent donc jusqu’au milieu du XIXe siècle, et sur un mode nomade, une vaste portion de l’Amérique du Nord.

Dans une série d’entrevues données pour un tournage qui eut lieu à la pointe d’Argentenay de l’île d’Orléans (et qui ont finalement mené à la publication d’un essai intitulé La nordicité du Québec, aux Presses de l’Université du Québec), Louis-Edmond Hamelin rappelle à quel point il importe que les gens du Québec finissent par trouver la force, le courage, sinon l’ingéniosité de couper le cordon ombilical qui les relie encore à la France… sans jamais nier toutes les qualités de la culture française au cœur de l’univers québécois. Mais la liberté du « tout Québec » ne peut que passer par une césure nécessaire d’avec le passé européen. Le pays du Québec fait plus que jamais partie de l’Amérique du Nord, une Amérique à la fois française, autochtonienne, « michif » et « cowboy ».

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Invité par Virgil Benoit, un professeur de français de l’Université du Dakota du Nord, en novembre 2014, je me retrouve en train de marcher dans la petite ville de Grand Forks, sur le campus universitaire, à deux heures et demie de route de Winnipeg, pour aller donner une première conférence qui sera surtout en anglais, même si je compte lire un long poème d’inspiration nordique, en français, devant environ 75 personnes. Je sais que très peu d’entre elles parlent couramment le français. Sur ma route, je fais la connaissance d’un professeur d’origine franco-manitobaine qui enseigne à Grand Forks, qui a même passé plusieurs mois au Nunavik, à Inukjuak plus précisément, afin de poursuivre des travaux en sociologie. Quel plaisir de croiser, en plein Dakota, ce jeune homme parfaitement bilingue! Depuis mon arrivée, j’ai bien vu que la plupart des gens que je rencontrais n’étaient surtout pas gênés de se souvenir avec émotion des liens les unissant au monde canadien-français. Si, au cours du siècle dernier, ce sont cependant surtout des Norvégiens et des Allemands qui ont peuplé le Dakota, l’esprit « michif » demeure, en sourdine, répandu par des milliers de francophones, ceux-là même qui « ont couru l’Amérique », pour reprendre le titre d’un essai fameux de l’anthropologue Serge Bouchard et de sa compagne Marie-Christine Lévesque.

Au cours du souper, dans une grande salle, une famille michif donne le ton en créant sur place une musique étrangement ressemblante à la musique traditionnelle québécoise. Une jeune fille de quinze ou seize ans, devant tout le monde assis à différentes tables, se met à giguer, très sérieuse, pendant que son frère violoneux l’accompagne. On se croirait dans une soirée « canadienne », au temps de la jeunesse de Gilles Vigneault, à Natashquan, ou chez les Cris de Waswanipi, bien qu’on soit plutôt sur les bords de la rivière Rouge qui coule droit vers le nord et le Manitoba! Une communauté michif de 1500 personnes (les gens ayant du sang chippewa, cri, canadien-français et anglais) habite actuellement non loin de Grand Forks, dans le village de Lac-à-la-Tortue. Pendant la soirée, un professeur de l’université, enseignant en aéronautique, tient à me dire comment il a apprécié la conférence donnée plus tôt à propos du Québec et de son Nord, de son autochtonie et de sa culture, allant même jusqu’à proposer ses services, avec son petit avion, si jamais je souhaite un jour vivre un survol de la rivière Rouge. Quel accueil!

La journée du lendemain s’avère tout aussi exceptionnelle, commençant d’abord par une rencontre avec une trentaine d’étudiants, dans une petite salle de classe. La consigne m’ayant été donnée par le professeur Benoit de ne parler que français, tout se passe dans cette langue, face à des étudiants qui n’ont pourtant suivi que quelques cours dans leur vie, mais qui démontrent une réelle envie de l’entendre, même avec l’accent québécois! La lecture de plusieurs poèmes tirés du recueil Toundra, en français, avec leur version anglaise, suscite l’intérêt. Quelques heures plus tard, devant une assemblée de 80 personnes, Timothy Pasch, le professeur en communication d’origine franco-manitobaine rencontré la veille, y va de plusieurs questions à propos de la pratique de la médecine dans le Grand Nord. Parmi les gens du panel réunis pour la cause, puisqu’il est question d’autochtonie, un michif, avocat de formation, apporte une remarquable contribution à propos du monde amérindien contemporain, au Dakota plus particulièrement.

Pendant le souper collectif qui suit, fait de boulettes de viande, de tourtières et de tartes au sucre et réunissant quelque 150 étudiants, la jeune fille michif danse à nouveau plusieurs gigues, toujours accompagnée par son frère violoneux. Le poème Tuktu est ensuite récité pour une seconde fois, et seulement en français, bien que les nombreux « Tuktu » des derniers vers, qui simulent une galopade de caribous, soient remplacés par plusieurs « Buffalo, Buffalo ». Certains michifs présents arborent fièrement la ceinture fléchée!

Quel monde! Au cœur des États-Unis d’une Amérique bien plus diversifiée qu’on peut le croire, comme si, plus que jamais, il fallait faire la différence entre « Étatsuniens » et « Américains ».

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« Je suis d’une Amérique d’épinettes noires bien plus que de chênes ou de tilleuls. Je ne désespère jamais d’un peu plus de chaleur. Lorsque je me promène dans une rue de la Grosse Pomme, je suis vite hypnotisé par l’american dream et les brumes de Broadway. Je rêve parfois de pousser une pointe vers Key West, jusqu’au quai décrit par Michel Tremblay dans son roman Le cœur éclaté, là où le soleil se couche sur les Caraïbes comme nulle part ailleurs. Il n’y a peut-être que le soleil qui tombe devant Trois-Pistoles qui ait des pouvoirs plus hallucinants.

« Je ne suis plus européen depuis des lustres. Je l’affirme : je ne veux plus rien devoir aux colonialismes de la vieille Europe. Je suis d’une Amérique située au nord-est d’une mer anglo-saxonne. J’aime croire que je me bats contre tous les impérialismes. J’aime envoyer quelques signaux de fumée jusque chez mes amis d’Amérique latine.

« Je ne renie surtout pas la France, ce pays-jardin situé de l’autre côté des Grands Bancs de Terre-Neuve. Je ne renie surtout pas la langue de France, celle qui m’a forgé en nourrissant ma propre imagination. Mais ma langue actuelle n’est plus celle de la France. Ma langue est québécoise, remplie de bouscueils et de glaciels répandus sur d’infinis estrans. Ma langue est faite d’une nordicité tissée d’amérindianismes. Elle est d’un territoire compris entre les baies d’Hudson et d’Ungava et l’océan Atlantique. Ma langue est réinventée ces années-ci par des Louis Hamelin et des Rita Mestokosho.

« Je suis d’une Amérique qui fut depuis des milliers d’années habitée par des êtres qui m’ont appris l’art de marcher sur la neige sans y enfoncer, qui m’ont enseigné les manières de remonter les rivières en canot sans défaillir. Cela m’importe plus que jamais. Cela m’importe plus que l’histoire des rois de France, plus même que la conquête britannique qui continue néanmoins de déterminer le cours de mon existence.

« Je suis d’une Amérique poussée vers ses côtes les plus déchiquetées. Cela me force à travailler dur, à me battre avec mes rêveries les plus paisibles comme les plus délirantes ou les plus créatrices. Je rêve d’une métisserie amériquoise. Et quant à l’anglo-saxonie mondialisante contemporaine, je me dis qu’avec les amours et les amis, nous finirons bien par l’amadouer sans y sombrer tout à fait. »

EspritduNord

(Texte tiré de L’esprit du Nord/ Propos sur l’autochtonie québécoise, le nomadisme et la nordicité, publié aux éditions XYZ en 2010.)

Rencontre avec Geneviève Boudreau

Nous rencontrons la poète Geneviève Boudreau au café Krieghoff, sur la rue Cartier, en fin d’après-midi. Geneviève a trente ans. Elle travaille tantôt comme enseignante aux niveaux collégial et universitaire, tantôt comme correctrice, tantôt comme rédactrice pour le ministère de la Culture et des Communications du Québec. En 2012, elle a publié Acquiescer au désordre, aux éditions de l’Hexagone, pour lequel lui a été décerné, à Paris, le Prix du premier recueil de poèmes. À deux occasions, elle s’est rendue à Unamen Shipu (La Romaine), en Basse-Côte-Nord : la première fois pour enseigner (un remplacement à l’école secondaire), la deuxième fois pour y revoir les amis qu’elle compte désormais là-bas. Elle nous raconte comment ces deux séjours ont été déterminants pour elle.

Ce qui nous frappe, d’abord, c’est la quête identitaire de Geneviève. Née aux Îles-de-la-Madeleine, elle vit à Québec depuis plusieurs années. Si elle nous confie être heureuse en ville, elle avoue cependant continuer à chercher qui elle est : « C’est quoi, être Québécois? » Au cœur de son questionnement identitaire, sa rencontre avec les Innus d’Unamen Shipu a constitué un moment charnière. Geneviève nous raconte avoir fait la découverte, chez les Innus, d’une qualité d’être et d’un rapport à la spiritualité qui l’ont amenée à s’interroger sur elle-même, sur sa propre identité.

« Ma rencontre avec les Innus est survenue par hasard dans ma vie. Je n’avais plus de travail. Sur les réseaux sociaux, j’ai su qu’on avait besoin d’une enseignante à Unamen Shipu et j’ai décidé d’y aller, un peu sur un coup de tête. Lors de mon premier contact avec les gens du village… je me rappelle… les enfants parlaient leur langue, la langue innue (même si certains mots se perdent, la langue est restée bien vivante à Unamen Shipu). Je dois avouer le sentiment de culpabilité que j’ai ressenti lorsque j’ai compris mon ignorance de la culture de ce peuple. J’étais arrivée là sans savoir à quoi m’attendre. Je me suis retrouvée seule dans un petit appartement, sans téléphone, sans internet, parce que mon installation était provisoire. Pendant plus de trois semaines, j’ai été coupée de tout, avec pour seule occupation l’enseignement. Quel choc pour moi de me faire dire que j’étais « la blanche »! Mon séjour a été l’occasion de me demander qui j’étais.

« Là-bas, plusieurs traditions sont demeurées vivantes. J’ai vécu des rencontres d’ordre spirituel. Cet hiver, lors de mon deuxième séjour, une de mes belles aventures a été d’assister à la messe dite en innu par une religieuse « blanche », le matin de Pâques, puis, le soir, de vivre l’expérience d’une tente à sudation — une cérémonie traditionnelle encore toute imprégnée de catholicisme. Ce soir-là, il y avait avec nous une psychologue, d’origine innue, qui m’a traduit les paroles du porteur de pipe. Dans la tente, il faisait si noir que je ne parvenais pas à voir mes mains. C’était un moment d’abandon et de partage. Pendant plus de trois heures, nous avons été portés par les battements du tambour et les chants, dans une obscurité totale. Même si je ne parlais pas leur langue, je me suis sentie acceptée. Il faisait chaud, extrêmement chaud, mais tout le monde a fait attention à moi. On m’a respectée, même si on ne me connaissait pas. Ce fut une expérience vraiment intensément humaine, parce qu’elle me plongeait à la fois au cœur de moi-même et au cœur de l’existence des autres, sans retenue, sans artifices.

« Bien sûr, il y a toujours des problèmes sociaux qui persistent à Unamen Shipu. Les Innus ont toute une identité à reconstruire. Mais là-bas, grâce à eux, j’ai pu vivre un voyage que je qualifierais de « poétique ». Les Innus sont porteurs d’une immense poésie du paysage. Ils en ont conscience. J’ai découvert des gens qui aimaient profondément les grands espaces. D’une certaine manière, j’ai voulu écrire pour les remercier. Mon prochain recueil est issu de mon séjour chez eux. Quand je le leur ai présenté, lors de mon deuxième voyage, les jeunes m’ont demandé ce que cela changerait pour eux. Je leur ai répondu que si chacun jette sa pierre dans la rivière, on finira par créer un pont. Ce recueil, c’est ma pierre lancée dans la rivière.

« Il y a une réconciliation nécessaire qui doit être vécue avec les Innus. Certaines personnes doivent tendre les mains, et des deux côtés. Les jeunes, en particulier, veulent que les choses changent. Plusieurs souhaitent que leur culture soit diffusée. À Unamen Shipu, il m’a semblé percevoir une réelle force de résilience. Dès mon retour à Québec, j’ai voulu apprendre la langue innue à l’université, mais on m’a dit que je ne pouvais suivre des cours qu’à Rimouski. J’ai trouvé infiniment regrettable qu’on ne diffuse pas ce savoir dans toutes nos universités, parce que les langues autochtones devraient constituer une part importante de notre héritage. Il reste donc beaucoup, mais beaucoup à faire de notre côté.

Cote-Nord

« Ce qui est intéressant avec le mouvement Idle No More, c’est que les gens sont encore en train de marcher. Il faut admirer la constance autochtone représentée par ce mouvement. Il y a lieu de s’interroger sur les « structures mentales » qui prévalent dans Idle No More, différentes de celles qui prévalent dans nos propres revendications sociales. Ce qui me donne le plus d’espoir, c’est l’action concertée, douce et intelligente, la force tranquille du mouvement.

« Même si la société québécoise est celle qui me ressemble le plus, mon séjour à Unamen Shipu m’a permis de prendre conscience de ma propre quête identitaire. Si je me reconnais de moins en moins dans la société québécoise, je me reconnais encore moins dans les autres sociétés. Ce qui me paraît évident, c’est que je ne me sens pas en adéquation avec les valeurs dominantes. »

En terminant notre rencontre, nous demandons à Geneviève si elle croit que l’intérêt que portent plusieurs jeunes poètes envers les cultures autochtones provient d’une fatigue face au monde contemporain. Elle répond :

« Je ne crois pas au progrès de type linéaire. Les gens que j’ai rencontrés à Unamen Shipu marchent dans un sentier qui est le leur en revendiquant une manière « autochtone » de vivre. L’identité québécoise est nécessairement multiple. La définition de la majorité n’est pas nécessairement la mienne. J’ai de la difficulté à croire que la société puisse changer, bien que je sente que les vrais changements ne peuvent venir que des gens ordinaires.

« Un soir, à Unamen Shipu, une petite fille de sept ans, Tara, m’a parlé des pieds-de-vent comme s’il s’agissait de la manifestation concrète des anges dans le ciel. Toutes les deux, assises sur la colline qui surplombe le village, nous nous sommes recueillies pendant un long moment. Je crois que, grâce à elle, j’ai vécu ce moment plus intensément qu’aucun autre. »

Geneviève nous offre généreusement un extrait de son deuxième recueil, à paraître ce printemps aux éditions de l’Hexagone.

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