Nous rencontrons la poète Geneviève Boudreau au café Krieghoff, sur la rue Cartier, en fin d’après-midi. Geneviève a trente ans. Elle travaille tantôt comme enseignante aux niveaux collégial et universitaire, tantôt comme correctrice, tantôt comme rédactrice pour le ministère de la Culture et des Communications du Québec. En 2012, elle a publié Acquiescer au désordre, aux éditions de l’Hexagone, pour lequel lui a été décerné, à Paris, le Prix du premier recueil de poèmes. À deux occasions, elle s’est rendue à Unamen Shipu (La Romaine), en Basse-Côte-Nord : la première fois pour enseigner (un remplacement à l’école secondaire), la deuxième fois pour y revoir les amis qu’elle compte désormais là-bas. Elle nous raconte comment ces deux séjours ont été déterminants pour elle.
Ce qui nous frappe, d’abord, c’est la quête identitaire de Geneviève. Née aux Îles-de-la-Madeleine, elle vit à Québec depuis plusieurs années. Si elle nous confie être heureuse en ville, elle avoue cependant continuer à chercher qui elle est : « C’est quoi, être Québécois? » Au cœur de son questionnement identitaire, sa rencontre avec les Innus d’Unamen Shipu a constitué un moment charnière. Geneviève nous raconte avoir fait la découverte, chez les Innus, d’une qualité d’être et d’un rapport à la spiritualité qui l’ont amenée à s’interroger sur elle-même, sur sa propre identité.
« Ma rencontre avec les Innus est survenue par hasard dans ma vie. Je n’avais plus de travail. Sur les réseaux sociaux, j’ai su qu’on avait besoin d’une enseignante à Unamen Shipu et j’ai décidé d’y aller, un peu sur un coup de tête. Lors de mon premier contact avec les gens du village… je me rappelle… les enfants parlaient leur langue, la langue innue (même si certains mots se perdent, la langue est restée bien vivante à Unamen Shipu). Je dois avouer le sentiment de culpabilité que j’ai ressenti lorsque j’ai compris mon ignorance de la culture de ce peuple. J’étais arrivée là sans savoir à quoi m’attendre. Je me suis retrouvée seule dans un petit appartement, sans téléphone, sans internet, parce que mon installation était provisoire. Pendant plus de trois semaines, j’ai été coupée de tout, avec pour seule occupation l’enseignement. Quel choc pour moi de me faire dire que j’étais « la blanche »! Mon séjour a été l’occasion de me demander qui j’étais.
« Là-bas, plusieurs traditions sont demeurées vivantes. J’ai vécu des rencontres d’ordre spirituel. Cet hiver, lors de mon deuxième séjour, une de mes belles aventures a été d’assister à la messe dite en innu par une religieuse « blanche », le matin de Pâques, puis, le soir, de vivre l’expérience d’une tente à sudation — une cérémonie traditionnelle encore toute imprégnée de catholicisme. Ce soir-là, il y avait avec nous une psychologue, d’origine innue, qui m’a traduit les paroles du porteur de pipe. Dans la tente, il faisait si noir que je ne parvenais pas à voir mes mains. C’était un moment d’abandon et de partage. Pendant plus de trois heures, nous avons été portés par les battements du tambour et les chants, dans une obscurité totale. Même si je ne parlais pas leur langue, je me suis sentie acceptée. Il faisait chaud, extrêmement chaud, mais tout le monde a fait attention à moi. On m’a respectée, même si on ne me connaissait pas. Ce fut une expérience vraiment intensément humaine, parce qu’elle me plongeait à la fois au cœur de moi-même et au cœur de l’existence des autres, sans retenue, sans artifices.
« Bien sûr, il y a toujours des problèmes sociaux qui persistent à Unamen Shipu. Les Innus ont toute une identité à reconstruire. Mais là-bas, grâce à eux, j’ai pu vivre un voyage que je qualifierais de « poétique ». Les Innus sont porteurs d’une immense poésie du paysage. Ils en ont conscience. J’ai découvert des gens qui aimaient profondément les grands espaces. D’une certaine manière, j’ai voulu écrire pour les remercier. Mon prochain recueil est issu de mon séjour chez eux. Quand je le leur ai présenté, lors de mon deuxième voyage, les jeunes m’ont demandé ce que cela changerait pour eux. Je leur ai répondu que si chacun jette sa pierre dans la rivière, on finira par créer un pont. Ce recueil, c’est ma pierre lancée dans la rivière.
« Il y a une réconciliation nécessaire qui doit être vécue avec les Innus. Certaines personnes doivent tendre les mains, et des deux côtés. Les jeunes, en particulier, veulent que les choses changent. Plusieurs souhaitent que leur culture soit diffusée. À Unamen Shipu, il m’a semblé percevoir une réelle force de résilience. Dès mon retour à Québec, j’ai voulu apprendre la langue innue à l’université, mais on m’a dit que je ne pouvais suivre des cours qu’à Rimouski. J’ai trouvé infiniment regrettable qu’on ne diffuse pas ce savoir dans toutes nos universités, parce que les langues autochtones devraient constituer une part importante de notre héritage. Il reste donc beaucoup, mais beaucoup à faire de notre côté.
« Ce qui est intéressant avec le mouvement Idle No More, c’est que les gens sont encore en train de marcher. Il faut admirer la constance autochtone représentée par ce mouvement. Il y a lieu de s’interroger sur les « structures mentales » qui prévalent dans Idle No More, différentes de celles qui prévalent dans nos propres revendications sociales. Ce qui me donne le plus d’espoir, c’est l’action concertée, douce et intelligente, la force tranquille du mouvement.
« Même si la société québécoise est celle qui me ressemble le plus, mon séjour à Unamen Shipu m’a permis de prendre conscience de ma propre quête identitaire. Si je me reconnais de moins en moins dans la société québécoise, je me reconnais encore moins dans les autres sociétés. Ce qui me paraît évident, c’est que je ne me sens pas en adéquation avec les valeurs dominantes. »
En terminant notre rencontre, nous demandons à Geneviève si elle croit que l’intérêt que portent plusieurs jeunes poètes envers les cultures autochtones provient d’une fatigue face au monde contemporain. Elle répond :
« Je ne crois pas au progrès de type linéaire. Les gens que j’ai rencontrés à Unamen Shipu marchent dans un sentier qui est le leur en revendiquant une manière « autochtone » de vivre. L’identité québécoise est nécessairement multiple. La définition de la majorité n’est pas nécessairement la mienne. J’ai de la difficulté à croire que la société puisse changer, bien que je sente que les vrais changements ne peuvent venir que des gens ordinaires.
« Un soir, à Unamen Shipu, une petite fille de sept ans, Tara, m’a parlé des pieds-de-vent comme s’il s’agissait de la manifestation concrète des anges dans le ciel. Toutes les deux, assises sur la colline qui surplombe le village, nous nous sommes recueillies pendant un long moment. Je crois que, grâce à elle, j’ai vécu ce moment plus intensément qu’aucun autre. »
Geneviève nous offre généreusement un extrait de son deuxième recueil, à paraître ce printemps aux éditions de l’Hexagone.
J’ai beaucoup aimé le poème de Geneviève Boudreau. Merci de me l’avoir fait connaître.