Huitième jour

Contexte : de l’Hôtel Chibougamau à la rue Petawabano (Mistissini)

Nous sommes tous revenus de la Témiscamie fatigués, sales, bouetteux — tous, incluant la roulotte. Considérant l’heure tardive, nous avons pensé qu’il valait mieux ne pas déranger les amis de Pierrot, Janique et Carol, qui nous avaient si gentiment accueillis quelques jours plus tôt. Et puis, il fallait de l’espace, beaucoup d’espace, pour tout mettre à sécher. Pendant qu’Isabelle et Pierrot commandaient quelque chose à manger dans une gargotte de la rue principale, Jean partait à la recherche d’un lieu pour dormir. Bizarrement, au premier hôtel visité, on lui a répondu que s’il n’y avait plus aucune « chambre standard » disponible, il y avait néanmoins des petites chambrettes pour « travailleurs », moins chères, mais, détail non négligeable, si une femme devait y loger, elle n’aurait pas le droit d’utiliser ni les toilettes ni les douches, celles-ci étant situées dans une salle commune. Ébahissement. Vraiment, en 2014! Outre les « travailleurs », ces gens qui, entre autres, œuvrent à la construction du site minier Stornoway, il y a sûrement quelques « travailleuses » dans les environs! M’enfin. C’est finalement à l’Hôtel Chibougamau, au centre-ville, que nous avons passé la nuit, après avoir accroché un peu partout le matériel détrempé.

Et nous voilà donc au huitième jour du périple. Tôt le matin, Jean déniche un garage où il y a tout ce qu’il faut pour retirer l’épaisse couche de boue engluant la roulotte. Il faut aussi faire quelques achats, à l’épicerie, puis se rendre à la quincaillerie pour se procurer du Duct Tape (matériel plus qu’utile en expédition), des pentures, de même que deux longues vis afin de remettre en place le joug du canot qui s’est défait la veille et qui empêche qu’un seul portageur puisse le manipuler. Dans la roulotte, plusieurs armoires ont été bousculées par les innombrables cahots des 300 kilomètres de route de gravelle. Il y aussi un trou gros comme le poing dans le flanc gauche, creusé par les cailloux qui ont constamment été projetés de chaque côté. De la pierraille et de l’eau s’y sont accumulées. Il faut boucher cette ouverture, et au plus vite, sinon l’éventrement ne fera qu’empirer. Blessures et cicatrices du matériel vont quasiment de soi en cours d’expédition. Mais l’essentiel, toujours, c’est que la fatigue des aventuriers, ou les difficultés qu’ils ont pu vivre lors de certains moments plus rudes, ne viennent pas troubler l’harmonie du groupe. Réparer une pièce de matériel n’est rien quand on compare avec le travail de réparation auquel il faut s’adonner lorsqu’une âme a été blessée par un mauvais mot, par une gaucherie. Considérant que nous avons eu de la chance qu’il ne soit survenu aucun problème technique majeur jusqu’à maintenant, pas même une crevaison, il faut redire à quel point l’important dépend de la joie sincère qui nous unit, qui nous émeut, qui nous donne envie de poursuivre, de nous rendre jusqu’au lac Mistassini pour y pêcher, peut-être, afin de mieux connaître l’univers cri!

Nous choisissons de dîner sur la rive est du lac Chibougamau, un peu passé le Rainbow Lodge et la cascade où ce même lac se jette dans le lac aux Dorés. Grâce à une mixture de résine et de durcisseur, Jean en profite pour fixer un carré de fibre de verre sur le trou creusé dans le flanc de la roulotte. Les moustiques se font rares ; le temps est frais et nuageux ; les aventuriers sont contents, encore fatigués de leur journée de la veille, mais tout baigne, l’atmosphère est à la grande camaraderie, et les discussions philosophiques vont bon train, particulièrement à propos de certains textes sacrés. Si une grande étape a été accomplie — l’aller-retour en canot jusqu’à l’Antre de marbre —, le voyage se poursuit. Dans un élan d’enthousiasme, Pierrot fait même l’exégèse des textes figurant sur les emballages de bacon Lafleur.

En après-midi, nous rendons visite à de grands amis de Pierrot, Julie et Marcel, qu’il a rencontrés lorsqu’il travaillait à Chibougamau il y a une quinzaine d’années. Pierrot a fort bien connu les deux filles du couple alors qu’elles étaient toutes jeunes — celles-ci le considèrent un peu comme leur oncle. Maintenant, elles ont quitté Chibougamau ; Julie et Marcel nous disent qu’elles sont bien tristes de manquer la visite de Pierrot. Comme il est émouvant de percevoir chez ces Chibougamois l’immense bonheur qu’ils ont de revoir leur ami prêtre. Aujourd’hui est un grand jour pour eux puisqu’ils déménagent pour s’installer à Mistissini, dans la maison que le Conseil cri leur prête, rue Petawabano. Marcel est infirmier en santé publique et cela fait déjà plusieurs mois qu’il travaille à Mistissini.

Puisqu’ils ont encore bien des choses à régler à Chibougamau, nous décollons avant eux en direction de Mistissini. Grâce à leurs clefs, nous pourrons faire une première brassée de lavage dans leur nouvelle maison. Après 80 kilomètres de route vers le nord, Mistissini apparaît, pareille à une ville neuve, pleine de dynamisme. La moitié des constructions n’ont pas dix ans. Peu après notre arrivée, nous filons vers l’auberge, sise devant le lac, où se trouvent les bureaux touristiques. Nous rêvons de dénicher un guide qui accepterait de nous emmener à la pêche sur le lac, dès demain si possible. Un jeune Cri, Andrew, nous explique que tout le monde est trop occupé, que lui-même doit partir dans quelques heures en direction d’une pourvoirie crie située dans une baie, à l’entrée de la rivière Rupert, non loin de la fameuse pierre qui donne son nom au lac, « Mista Assini », le « Grand Rocher ». Il nous aurait fallu réserver plus longtemps d’avance… Andrew nous dit cependant que si jamais nous trouvons quelqu’un pour nous guider, nous pourrons le recontacter, grâce à son cellulaire, et, ce soir même, il pourra nous vendre les permis nécessaires afin de pêcher en toute légalité sur le territoire cri. Ces permis doivent s’ajouter à nos permis de pêche du Québec. Quand Jean lui demande si nous avons besoin de tels papiers pour nous promener en canot et pêcher dans les environs, il répond : « Bien sûr que non! », comme si la pêche dans un petit esquif sans moteur comme le nôtre ne menaçait aucunement l’économie locale! Nous aimons cette manière très « indienne » de voir les choses.

Superbe auberge de Mistissini

Superbe auberge de Mistissini

Tous, nous apprécions la beauté de l’architecture des nouveaux édifices de Mistissini. À l’auberge, devant les grandes fenêtres de la salle à manger, le lac scintille. Sur un mur, près de la sortie, accompagnant plusieurs photos d’époque, nous découvrons même une carte du père Laure sur laquelle l’Antre de marbre se trouve parfaitement identifiée. C’est fou, depuis nos tout premiers pas dans cette aventure, nous ne cessons de tomber sur des indices reliés au père Laure. À ce stade du voyage, revoir son nom et ses cartes ici, à Mistissini, c’est comme recevoir un clin d’œil d’un vieil ami!

Extrait de la carte du père Laure à Mistissini

Détail de la carte du père Laure à Mistissini

Près de l’auberge, à cinquante mètres, il y a le vieux cimetière cri, protégé par une forêt de peupliers faux-trembles. Nous comptons y revenir bientôt, mais pour l’instant, nous allons rejoindre Julie et Marcel qui nous ont invités à souper. Nous stationnons la roulotte au bord de la rue. Jean va y dormir. Dans la maison, il y a deux chambres d’amis qu’occuperont Isabelle et Pierre-Olivier. Vivre à Mistissini, en plein pays cri, est un plaisir.