Offrandes nomade et sédentaire ou comment plaire aux narines de Dieu

Alors que nous sommes sur la route du retour, à mi-chemin entre Chibougamau et Saint-Félicien, la discussion porte sur le nomadisme et la sédentarité. Isabelle s’interroge à propos du texte de la Genèse, dans lequel il est dit que Caïn aurait tué son frère, Abel, parce que, devant Dieu, les offrandes de celui-ci avaient « meilleure odeur ». Sinistre histoire de jalousie… Pour Pierrot, les chapitres de la Genèse traitant du meurtre d’Abel pourraient être la représentation d’une agression que les nomades vont subir tout au long de l’histoire humaine, ceux-ci finissant inévitablement par être repoussés dans les marges de la plupart des territoires occupés par les sédentaires.

Du point de vue du nomade, constamment appelé à se déplacer pour des raisons de survie, entre autres, en tant que chasseur-cueilleur, l’homme est celui qui « fait la terre » en marchant dessus, du sud au nord comme de l’est à l’ouest. Pour le sédentaire, l’homme est celui qui cultive la terre et la fait fructifier, la subsistance de la majorité étant assurée grâce à une utilisation laborieuse des ressources disponibles. La différence entre les deux visions du monde est fondamentale : le nomade, par essence, ne reste jamais longtemps à la même place, alors que le sédentaire, lui, développe son lieu de manière à se l’approprier de façon définitive. S’opposent ainsi, depuis que l’homme est homme, deux modes d’habitation, deux façons d’être dans le monde, qui n’ont à peu près jamais trouvé, dans les faits, un ancrage commun.

Pierrot se souvient d’un échange tiré du court métrage réalisé par Isabelle, Le prêtre et l’aventurier, où il est question de cette vérité très nomade : tout pays ne peut vraiment appartenir qu’à celui qui l’habite et le parcourt. Les sédentaires pourraient rétorquer que tout pays n’appartient vraiment qu’à celui qui le possède en l’ayant conquis ou acheté.

Les Québécois ont jusqu’ici permis que l’espace nomade puisse coexister avec l’espace sédentaire, grâce à une géographie et à un climat qui ont laissé la nordicité relativement vierge des assauts d’une civilisation industrielle profondément sédentariste et sédentarisante. S’il est certain que plusieurs Français sont venus en terre de Kanada, dès les débuts de la colonie, pour s’y installer en tant que cultivateurs, la présence des Indiens et l’économie même du pays, vite concentrée autour de la traite des fourrures, ont favorisé un mode de vie nomade qui, en lui-même, a fortement contribué au métissage. Il est incontestable que bien des coureurs de bois français ont aimé les Indiennes, celles-ci ayant la liberté, selon leurs coutumes, de choisir leurs amants et amoureux, de la même façon que certains Indiens ont aimé s’associer à la vie des Françaises (comme des Anglaises, des Écossaises ou des Irlandaises). Ce nomadisme fait de métissage physique tout autant que de métisserie culturelle a provoqué la rencontre intime de deux groupes issus de cultures extraordinairement différentes.

Il ne faut pas oublier que l’éclosion d’un monde métis tout à fait original a été brisée, sinon littéralement anéantie, à partir du milieu du XIXe siècle, par des facteurs sociétaux autant que religieux, qui poussèrent les élites comme les gens au pouvoir à inciter le peuple à un retour à la terre de même qu’à des valeurs essentiellement sédentaristes, agricoles et parfois ouvrières liées à la révolution industrielle déjà amorcée depuis plus d’un siècle en Europe. Il faut savoir qu’à partir du milieu du XIXe siècle se sont manifestées d’évidentes volontés gouvernementales de sédentariser puis d’assimiler les nordistes qui avaient depuis toujours parcouru le continent, du Labrador jusqu’à la Baie de James. Mais force est de constater que plusieurs nations autochniennes du Nord québécois trouvent encore une manière de vivre harmonieuse selon les règles du nomadisme. Jamais les Cris de la Baie-James ne se sont probablement autant déplacés qu’au cours des vingt dernières années, à travers l’immensité d’un Eeyou Istchee couvrant quasiment 25% du territoire québécois, en profitant d’une conjoncture économique favorable, en partie liée aux accords de la Baie-James, et surtout à la Paix des Braves, en plus d’un réseau développé de chemins de bois et de ponts bâtis par différentes compagnies forestières.

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Les Cris voyagent ; ils ont toujours aimé voyager. Les Cris de Waswanipi ou de Mistissini, dans l’inland de la Jamésie (le Nouchimii eeyou) partent parfois en famille, avec armes et bagages, pour des périodes pouvant dépasser les trois ou quatre mois, simplement pour aller visiter des membres de leur famille dont les maisons ou les campes se trouvent dans le Winnebeoug Eeyou, sur les rives de la Baie-James. Les Cris de Chisasibi ou de Waskaganish n’hésitent jamais à se déplacer sur des milliers de kilomètres afin d’aller magasiner à Val-d’Or ou de se faire soigner à Montréal ou à Ottawa. Nomades depuis des lustres, ils n’ont donc rien perdu de cette fonction psychique qui les pousse à se mouvoir, en groupe très souvent, pour des raisons physiques, pragmatiques ou même poétiques.

Les liens de métissage ayant été fort nombreux, pendant des siècles, entre Européens et Autochtones, il ne faut pas se surprendre que tant de Québécois adorent partir, en auto, en avion, en campeur ou en traînant une roulotte, en direction du sud étatsunien ou vers la Floride, parfois pendant des mois. Il y a bien sûr dans ce comportement collectif un refus de l’hiver et de l’intrinsèque nordicité du pays d’origine. Mais aussi, il se manifeste là un goût du déplacement nomade qui coule encore dans les veines d’une portion non négligeable de la population québécoise.

Pour notre part, nous avons vécu cette Route sacrée sur le mode nomade, jusqu’à la Colline blanche de la Témiscamie, humant avec grand plaisir l’odeur sucrée des épinettes tout comme les senteurs âcres des muskegs environnants. Notre voyage s’est déroulé en grande partie au cœur même d’un « pays » indien et nomade, si l’on pense aux Innus et aux Cris (les déterminants tels que « piékouagamois » ou « mistassin » n’étant plus utilisés aujourd’hui, comme c’était le cas au XVIIIe siècle), mais aussi aux Blancs qui choisissent d’y habiter : nos amis chibougamois Julie et Marcel étaient justement en train de déménager à Mistissini, prévoyant alterner entre cette nouvelle maison et leur campe au lac Chibougamau ; Suzanne nous a parlé de son pèlerinage à l’Ermitage Saint-Antoine de Lac-Bouchette (c’est d’ailleurs grâce à elle que nous y sommes arrêtés au onzième jour de notre expédition) ; Janique et Carol revenaient d’un séjour au Pérou et ne comptent plus le nombre de fois où ils sont allés visiter des proches à Québec et un peu partout dans la province, ceci s’ajoutant aux séances de camping, aux voyages de chasse, aux expéditions de pêche, etc. Vivre aussi « loin » suppose-t-il d’être un peu nomade? (Ici, il faut relativiser. Marcel nous partageait justement cette prise de conscience qu’il avait eue en réaction à cette idée que le Nord, « c’est loin » : « Pour nous autres, Chibougamau, ce n’est pas loin : c’est chez nous! »)

Alors que nous approchons d’un petit lac où nous comptons nous baigner — il fait chaud sans bon sens, malgré la fin de l’été, dans ce Moyen Nord peut-être en voie de réchauffement accéléré lui aussi —, Isabelle s’interroge à nouveau sur les raisons qui ont fait que les offrandes d’Abel purent avoir « meilleure odeur » pour Dieu. Pourquoi celui-ci apprécia-t-il plus les offrandes d’un nomade, contribuant à aiguillonner une meurtrière jalousie chez son frère sédentaire? De l’avis de Pierrot, ce passage de la Genèse pourrait être la représentation toute symbolique de l’histoire du peuple juif lui-même, ce peuple n’ayant à peu près jamais eu de « chez lui » stable au cours de son histoire, hormis pendant de courtes périodes, d’ailleurs toujours mouvementées, au contraire de la plupart des autres peuples. C’est comme si le destin du peuple juif était lié à sa « nomadité intrinsèque », une espèce d’éternel nomadisme qui a contribué à forger la diaspora. L’histoire de Caïn et de son passage à l’acte contre Abel serait la démonstration de l’éminent danger qui existe dans toute forme de sédentarisme exacerbé par l’accumulation de trop de biens. A contrario, l’offrande d’un nomade qui n’a pas l’habitude de thésauriser plaît aux « narines de Dieu ».

Pierrot tient à citer l’auteur René Girard qui considère que le désir mimétique, converti en jalousie, fait que l’être humain, à force de souhaiter être comme l’« autre » (surtout si les offrandes de cet autre plaisent plus à Dieu que les siennes), ne peut que finir par vouloir éliminer cet autre s’il ne parvient pas à s’identifier à lui. Par ailleurs, toujours selon Pierrot, on peut considérer que bien des rivalités furent apaisées, au cours de l’Antiquité, grâce aux sacrifices offerts aux différents dieux. En se sacrifiant lui-même, Jésus fit en sorte de libérer l’humanité du besoin d’offrir des sacrifices. Il n’en demeure pas moins que le prix à payer pour cette libération est que les sociétés n’ont plus vraiment trouvé d’exutoires à leurs propres violences intérieures, ce qui expliquerait, partiellement bien sûr, que la civilisation chrétienne ait souvent été si violente. Pour Pierrot, plusieurs sociétés intimement associées au christianisme n’ont pas su s’imprégner réellement du message et de l’expérience christique.