L’humour en canot

Peut-on douter que le père Laure, en 1730, en compagnie de ses guides innus, pendant les longues semaines, sinon les longs mois qu’il passa en canot, peut-on douter que souvent, très souvent, il fit des blagues, et échangea des blagues, et de bonnes blagues, qu’il fut la tête de Turc des Indiens qui connaissaient le pays de la Témiscamie quand lui n’en connaissait rien, mais que, tous ensemble, ils rirent, oh, pas tout le temps, mais souvent, quand le temps, justement, et les grands vents et les pluies diluviennes leur laissaient la force de rigoler et de bivouaquer en paix, sans les assauts trop furieux des mouches noires ou des cérotopogons, sur les rives des cours d’eau qui les montaient jusqu’au Nord, qui les élevaient véritablement vers ce Nord auquel ils aspiraient? Peut-on douter du sens de l’humour indien, qui existe depuis bien plus longtemps que la fondation de la colonie de la Nouvelle-France au XVIe siècle? Non. Si on connaît un tant soit peu les Indiens d’aujourd’hui, et particulièrement les nomades du Nord québécois, on ne peut douter que du temps du père Laure, ces gens savaient rire, et aimaient beaucoup rire, car encore maintenant, ils demeurent de fervents partisans de l’humour quand il s’agit d’accroître la qualité de leurs vies. Quant au père Laure, rigolait-il avec ses guides? On peut répondre oui à cette interrogation quand on connaît certains prêtres, comme Pierre-Olivier, qui fait partie de l’équipe de La route sacrée, qui ont un sens de l’humour réjouissant. Notre ami a choisi de consacrer sa vie au service des autres et de leur spiritualité, tout en croyant en la haute valeur de la sérénité — et de l’humour — pour accéder au « sacré » du monde.

Devant_le_lac

Devant le lac Mistassini

Bien sûr que la vie est parfois difficile! Bien sûr que l’existence peut s’avérer d’une rudesse sans nom! Bien sûr qu’en 1730, les conditions de voyagement n’étaient pas celles qui sont offertes par les aéronefs hyper modernes qui permettent aux touristes de traverser l’Atlantique nord en moins de six heures de vol! Mais le père Laure et les Innus qui aimaient l’accompagner n’eurent pas à patienter une seule minute dans un aéroport bondé ni à subir les fouilles intempestives des agents de la paix à la recherche de possibles terroristes internationaux. Quand ils décidèrent de décoller dans leur canot, l’embarquement ne fut l’affaire que de quelques instants. Ce fut alors que leur puissante aventure s’amorça, celle-ci, indubitablement, étant vécue en riant et en chantant. Le père Laure et les Innus, en état de « quête » profonde, se trouvaient aussi en état d’humour. Ce sont ces deux états amalgamés qui permirent que leur rêve de la Colline blanche, située au beau mitan d’un pays gigantesque, puisse se réaliser. Parvenus à l’Antre de marbre, on peut penser qu’ils se congratulèrent, qu’ils rirent de bon cœur — après avoir subi tant d’épreuves physiques —, puis qu’ils gardèrent silence afin de méditer ou de prier, un sourire en coin.

C’est ainsi, du moins, que nous avons vécu notre aventure, si modeste soit-elle en comparaison à celle du père Laure et de ses guides.

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C’est un peu en écho à l’article Pepkutshukatteu que Pierrot et Jean inventèrent ce petit délire en canot, lors d’une pêche mémorable sur le lac Mistassini, au neuvième jour de notre expédition.

Le père Laure en Témiscamie

J’imagine…

J’imagine le père Laure dans un canot, en compagnie de ses guides innus, sur la rivière Témiscamie. Début du XVIIIe siècle. Je l’imagine après plusieurs semaines, sinon après des mois de canotage, de voyageage, de portageage, après des jours de tempêtes, d’innombrables attaques de mouches noires. Le père n’oublie pas qu’il est missionnaire. Mais comme il est quasiment arrivé au centre du pays, j’imagine qu’il ne sent surtout pas imbu de quelque pouvoir extraordinaire que ce soit. Il n’oublie pas que son devoir de prêtre est d’évangéliser, certes. Mais en ce moment magnifique de sa vie, oh! comme j’imagine qu’il se sent prêt à être conquis par les appels du Tchiché Manitou, le Grand Esprit des Indiens avec lesquels il a appris à vivre. Bien sûr qu’en tant que jésuite, il est porteur de plusieurs traits d’une civilisation dite des « Lumières ». Il connaît de nombreuses techniques. Il est issu d’un monde qui a inventé l’imprimerie et le télescope — et qui considère par ailleurs toutes sortes de colonialismes, pour le meilleur comme pour le pire.

J'imagine

J’imagine…

Il s’agit de lire la Relation inédite/1720-1730 du père Laure pour réaliser à quel point c’est sa foi qui l’a mené jusqu’à Tadoussac, puis sur les rives du Saguenay, pour continuer vers le nord, toujours plus au Nord. En cette journée où il canote sur la Témiscamie avec des hommes qui lui ont tout enseigné à propos de la vie en forêt — les Indiens ayant pêché et chassé en remontant des courants puissants —, sur un territoire totalement vierge (et qui l’est resté, encore, en grande partie, trois cents ans plus tard), eh bien, je l’imagine, ce père Laure, séduit par la magie des lieux, par la pureté des eaux, par les impénétrables étendues de résineux qui l’entourent. Pour avoir moi-même canoté sur les eaux des rivières boréales, je peux si facilement m’imaginer que le père Laure fut enthousiasmé par la force et le courage patient de ses guides. Grâce à eux, grâce à leur talent et grâce à leur connaissance intime des forces de la Nature, il est parvenu devant la Colline blanche. Bientôt, il va nommer une grotte « l’Antre de marbre ». En même temps, au creux de son canot d’écorce, j’imagine que cet homme venu de France se sent petit, tout petit, face à un paysage aussi grandiose et aussi sauvage, certes, mais aussi face à ses guides qui possèdent tant de moyens que lui ne possède pas, eux qui sont d’une civilisation tellement différente de la sienne. Bien sûr que des villes comme Québec ont été bâties grâce aux compétences des architectes et des ouvriers français. Bien sûr que l’Europe a créé les mousquets et des manières de tuer bien plus efficaces que celles des Indiens. Bien sûr que les Innus ont été ébahis par l’apparition de grands voiliers capables de franchir les mers. Mais eux, avec leurs si efficaces canots d’écorce, ils se sont donné les moyens de traverser un continent tout entier, du sud au nord, de Tadoussac jusqu’au lac Mistassini, en passant par le lac Albanel, pour aboutir au cœur de la Témiscamie. Combien de leurs frères et de leurs sœurs de pagayage ont atteint les baies de James et d’Ungava en partant du Saint-Laurent! Les Innus de Pessamit, de Uashuat, d’Ekuanitshit et d’Unamen Shipu, et depuis des générations, font de véritables pèlerinages jusqu’au Mushuau Nipi, aux sources de la rivière George. Ah, tout cela, le père Laure le sait bien. C’est pourquoi j’imagine qu’il fait beaucoup plus que respecter ses guides : il les admire! Et même si son devoir comme sa raison d’être en terre de Kanada est d’apporter la parole du Christ, il se sent comme un pou. Alors qu’il se trouve au pied de la Colline blanche, ce n’est pas une messe de missionnaire qu’il va bientôt dire à l’Antre de marbre, non! C’est plutôt une manière de fêter une folle mais remarquable équipée, comme un grand remerciement aux puissances chtoniennes, maritimes et célestes réunies. C’est probablement pour cette raison que les Innus acceptent de se recueillir et de prier avec le père Laure.

Rencontre avec Louis-Edmond Hamelin

Comme nous l’expliquons dans les textes consacrés à l’expédition et au territoire, c’est Louis-Edmond Hamelin, géographe, linguiste et coureur de froid émérite, qui nous mit sur la piste de l’Antre de marbre. Nous le considérons ainsi comme l’un de nos guides. En mai 2013, nous allions le rencontrer chez lui, à Sillery, pour qu’il nous parle un peu plus de la Colline blanche. Voici un résumé et un extrait vidéo de cet entretien.

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Le chef Ghislain Picard et Louis-Edmond Hamelin au Mushuau-nipi en 2009

Louis-Edmond Hamelin rappelle que pendant des milliers d’années, les environs du lac Mistassini ont attiré différents groupes amérindiens, d’abord parce que les nomades — les jeunes hommes surtout — cherchaient à entrer en contact avec les femmes des autres groupes, mais aussi parce que la matière minérale trouvée à fleur de terre, la quartzite dont est faite la Colline blanche, permettait de créer les pointes de flèches, essentielles pour la chasse et la survie en forêt. Certaines de ces pointes furent même retrouvées jusque chez les Inuits, beaucoup plus au nord. Les Innus de la Côte-Nord, via le Saguenay, la rivière Ashuapmushuan et le lac Chibougamau, connaissaient donc fort bien les environs des lacs Albanel et Mistassini, de même que l’Antre de marbre (la grotte principale parmi la trentaine de cavités creusées au flanc de la montagne). Il est indubitable que ce lieu avait valeur sacrée pour eux, et cela depuis des milliers d’années. Certains initiés (des chamans) y recevaient la voix du Tchiché Manitou, en général dans la plus grande intimité. Comme le souligne Louis-Edmond Hamelin, « on ne sait pas quand est-ce qu’il vient, on ne le voit pas… mais il faut l’attendre longtemps… pour l’entendre peut-être ».

Lors de ses premiers voyages dans le Nord, entre 1948 et 1954, il est arrivé quelques fois à Louis-Edmond de passer en avion au-dessus de la Colline blanche. Il identifia le lieu du haut des airs, malgré les arbres étalés sur la petite montagne. C’est en 1963 qu’il a pu s’y rendre en canot pour la première fois, accompagné par un agronome, Benoît Dumont. Grâce à l’aide matérielle d’une petite compagnie du Nord, ils sont passés par le lac Albanel avant de remonter la Témiscamie pour atteindre les cavernes de la Colline blanche.

Louis-Edmond avoue que ce qu’il souhaitait lors de cette première visite, c’était de se mettre dans « l’atmosphère » de ce qui avait pu se dérouler au moment du passage du père Laure, un missionnaire jésuite, celui-là même qui nomma l’endroit « Antre de marbre » autour de 1730.

Il faut considérer l’étonnement — sinon l’ébahissement — de ce missionnaire lorsqu’il parvint à l’Antre de marbre, caverne creusée par un cours d’eau puissant lors de la dernière fonte glaciaire. Sans aucun doute, il admira cette structure naturelle au dôme convexe et aux surfaces polies, munie d’une espèce de table, tout au fond, en forme d’autel, comme si la vocation de la caverne était d’être une chapelle. Bien sûr, comme missionnaire jésuite, le père Laure considérait la religion catholique comme la « vraie » religion. Pour lui, dire la messe dans un lieu comme l’Antre de marbre allait de soi.

Il est fort probable que ses guides autochtones l’avaient vu et entendu dire la messe à plusieurs reprises déjà, dans d’autres lieux. Ont-ils été surpris d’être conviés à ce rite religieux catholique à l’Antre de marbre? Une question demeure, toujours selon Louis-Edmond Hamelin : le père Laure a-t-il surtout agi en « colonisateur » en disant cette messe, en ne tenant pas compte du rituel religieux autochtone? Était-ce un peu par « vantardise » qu’il souhaita poser ce geste dans ce lieu si mythique, si sacré pour les Innus? Il faut en tout cas reconnaître la sincérité du missionnaire, sa foi. Louis-Edmond insiste également sur le lien de confiance qui s’était créé entre le jésuite et ses guides autochtones pour que ceux-ci l’amènent à l’Antre de marbre. Quand on lit le journal du père Laure, on découvre en effet l’extraordinaire complicité qu’il eut avec ses guides.

Le père Laure fut un missionnaire, certes, mais aussi un habile cartographe, en plus de travailler à l’élaboration d’un dictionnaire et d’une grammaire innus. Plusieurs de ses cartes furent copiées et utilisées par bien des voyageurs. Le prêtre savait sciemment où il se dirigeait quand il aboutit à la Colline blanche en compagnie de ses guides. Depuis le XVIe siècle, des explorateurs européens, toujours guidés par des Indiens, faisaient le pont entre le Saint-Laurent et la baie de James.

Louis-Edmond raconte qu’au cours des dernières décennies, il est arrivé que de jeunes Cris lui demandent de les guider jusqu’à l’Antre de marbre afin qu’il leur parle de l’histoire et de la géologie du lieu, d’où sa conviction que la Colline blanche garde toute sa valeur sacrée pour les Indiens. Avec la création du parc Albanel-Otish, on peut penser que des visiteurs de plus en plus nombreux voudront y faire halte. Une seule obligation : que le caractère sacré de l’Antre de marbre ne soit jamais perdu, ni altéré, ni profané.

Dans ces extraits vidéos de l’entretien, Louis-Edmond parle de l’atmosphère sacrée qui se dégage de la Colline blanche et de l’importance de se préparer mentalement à une telle visite.

Voir le site web de Louis-Edmond Hamelin.

Le documentaire Le Nord au cœur, réalisé par Serge Giguère en 2012, est consacré à la vie et à l’œuvre de Louis-Edmond Hamelin.

À noter que Louis-Edmond apparaît également dans Le goût de la farine de Pierre Perrault, lors des séquences tournées au Mushuau-nipi (nous avons parlé de ce film dans l’article Pepkutshukatteu).

La photo de Louis-Edmond avec Ghislain Picard a été prise sur ce blogue.

 

Pepkutshukatteu

Pepkutshukatteu, en innu aimun (l’innu des bois), veut dire « la toile de ma tente est trouée de cent étincelles de bois crépitant de mon petit poêle », écrit Alexis Joveneau, missionnaire oblat, dans un texte publié par la revue Histoire Québec. C’est ce missionnaire, qui a vécu pendant des décennies sur la Basse-Côte-Nord, particulièrement à Unamen Shipu (La Romaine), qui apparaît comme personnage central dans Le goût de la farine, le fameux film de Pierre Perrault. Nous en avons fait un de nos guides pour l’expédition de La route sacrée. Dans cet article, écrit au milieu des années 80, le père Joveneau ajoute : « Les Indiens désignent par leur nom chaque perche et chaque piquet de la tente, ils donnent son propre nom à chaque sac de toile selon leur usage ».

Le père Joveneau dans «Le goût de la farine»

Le père Joveneau dans Le goût de la farine de Pierre Perrault

Pepkutshukatteu : quelle magnifique poésie pour parler d’une vie d’avant la modernité. Déjà, en 1984, le père Joveneau souligne : « Les trois qualités des Blancs sont la politesse, la propreté et la ponctualité. Les trois qualités des Indiens sont : la paix, la patience et le partage. […] Pendant des millénaires, les Indiens ont survécu grâce à leur culture. Aujourd’hui, c’est leur culture qu’on essaye de faire survivre. […] Les enfants indiens parlent une autre langue. […] Les Indiens n’emploient plus leurs plus beaux mots, fruits de leur génie, de leur race, fruits de leurs marches et des nuits sans étoile, autour du feu, fruits de cette vie unique qu’eux seuls pouvaient vivre sur terre. […] Maintenant, sur les réserves, les valises ont toutes le même nom, et tous les murs sont semblables ».

Comment comparer le présent de 1984 au présent de 2014? Y a-t-il lieu de croire que l’innu aimun a repris de la vigueur, grâce à la parole d’écrivains tels que Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho, Naomi Fontaine, grâce à l’œuvre de l’Institut Tshakapesh, grâce à des projets mobilisateurs, tant en cinéma (la Wapikoni mobile) qu’en littérature (Aimititau! Parlons-nous!, Les bruits du monde)?

Pour notre part, sur la route sacrée de la forêt boréale, bien humblement, nous souhaitons trouver des bribes de cette poésie innue et crie, afin de reprendre contact avec une parole millénaire qui, nous le pressentons, existe encore au sommet des épinettes, dans l’antre des ours, dans la tête de bien des grands-pères qui savent encore nommer la danse des lucioles.

 

On peut visionner Le goût de la farine (1977) sur le site de l’ONF.

L’article du père Joveneau dont il est question, « Eka takushameshkui : Ne mets pas tes raquettes sur les miennes », est disponible ici, en format PDF.

L’exposition Matshinanu/Nomades, réalisée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), été constituée à partir de photos qui provenaient en bonne partie du fonds Alexis Joveneau. C’est Joséphine Bacon qui a écrit les textes en écho à chaque photographie.