Entre le religieux et le poétique

Comme cela nous arrive si souvent lorsque nous voyageons en auto tous les trois — Isabelle, Pierrot et moi —, nous jasons, intensément. Cette fois, la discussion porte sur la nature à la fois poétique et religieuse de certains textes.

Pierrot nous rappelle qu’en ce qui concerne les Évangiles, ce sont des apôtres qui ont choisi de colliger la parole du Christ. Pour les chrétiens, les quatre évangélistes ont été des humains bien de leur temps et même si on peut dire que, de toute évidence, ils ont été « inspirés », ils ont cependant agi en tant qu’« auteurs », pareils à des poètes, ce qui diffère passablement de la vision des musulmans qui ne considèrent pas Mahomet comme étant l’auteur du Coran, mais simplement son messager. Pour eux, c’est Dieu lui-même qui est le véritable auteur de ce texte sacré.

Si les chrétiens s’entendent pour parler du « divin » qui sourd des Évangiles, la grande énigme, peut-être, demeure cet autre « divin » qui paraît s’inscrire dans certains textes non religieux, essentiellement poétiques. Serait-ce que les artistes, les écrivains par exemple, peuvent parfois se faire les instruments d’une voix plus universelle ou, disons-le, plus cosmique, sinon « divine », rendue accessible à l’humanité grâce à leur travail, certes, mais aussi grâce à leurs intuitions et à leurs perceptions? Les évangélistes ont été inspirés, traversés par la parole du Christ. En ce sens, leurs textes demeurent des incontournables, pas seulement pour les esprits religieux, mais pour quiconque, aussi, aime croire en la valeur de la littérature. Si plusieurs textes sacrés, tels le Tao-Tö-King, le Coran, la Torah ou la Bhagavad-Gita, doivent être offerts comme lecture aux étudiants du monde entier, il ne faut pas négliger des auteurs comme Homère, Sophocle, Shakespeare, Goethe, Molière, Dostoïevski, Hesse, Kazantzakis, Camus, Garcia Marquez ou Saint-Denys Garneau, tout aussi incontournables si on accepte de croire en la valeur de la Parole comme manière d’être, d’agir et de pacifier.

Pierrot dit alors que « pour le croyant, le texte religieux est à la fois issu d’une inspiration humaine (provenant du « moi » de l’auteur) et d’une inspiration divine. Dans le texte poétique, c’est l’humain qui continue, à la fine pointe d’un désir en lui, de tendre vers quelque chose qui, parfois, le dépasse, rendant ainsi l’humanité capax dei : capable de Dieu. » Isabelle se demande à ce moment « quelle différence fondamentale y a-t-il entre le Cantique des cantiques, inscrit dans la Bible, et La marche à l’amour, de Gaston Miron? » Ce long poème québécois, qui semble avoir été composé dans le plus pur élan d’amour humain, ne manifeste-t-il pas lui aussi, en quelque sorte, une parole divine, un souffle universel?

Créer peut être d’une grande prétention chez les humains, même chez les artistes les plus accomplis, qui doivent accepter d’être le plus souvent accaparés par un phénomène de « recréation » plus que de création. Tout artiste doit même à l’occasion se laisser glisser dans des situations de profonde instabilité physique et surtout psychique, « recréant » ainsi la tension nécessaire existant entre l’utopie et le texte, entre le « pas-encore » et le « déjà-là ». C’est ainsi qu’adviennent les œuvres. Pierrot nous rappelle qu’au cœur de la tension eschatologique, les paroles poétique et religieuse nous disent que « non, ce monde ne peut pas être accompli : ce monde se trouve plutôt en plein accomplissement ». Mais comment dire ce monde? De quel droit l’artiste se pose-t-il comme co-créateur? Quelle exigeante mission! Isabelle de citer le poète Rainer Maria Rilke qui dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge écrivait ceci :

Rilke

Comble de paradoxe, toutefois : ce fut entre 16 et 19 ans que Rimbaud, sans avoir vécu le monde autant que le suggère Rilke, en arriva à produire, pour ne pas dire à « créer », un chef-d’œuvre comme Les Illuminations. Mais celui-ci ne travaillait-il pas à se rendre « Voyant », cherchant à « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens », à saisir, d’une certaine manière, le plus-que-réel dans le réel — une quête qui pourrait s’apparenter à celle du croyant?

De forts liens semblent exister entre les paroles religieuse et poétique. Le texte de la Genèse, qui remonte à 2700 ans, sert encore de balise à d’innombrables croyants. Le fait que tant de personnes aient avant nous parcouru ce texte nous permet d’associer notre propre démarche à celle de toute une famille en mouvement, une « communauté ». De la même façon, un texte poétique d’Homère, de Shakespeare ou de Rimbaud nous atteint peut-être dans ce qu’il y a de plus « divin » en nous.

Pierrot conclut notre discussion en citant (de mémoire) l’Évangile de Jean qui se termine par cette phrase énigmatique : « S’il avait fallu que je raconte tout ce que le Christ a fait, le monde entier n’aurait pas été assez grand pour contenir ce texte. »

Offrandes nomade et sédentaire ou comment plaire aux narines de Dieu

Alors que nous sommes sur la route du retour, à mi-chemin entre Chibougamau et Saint-Félicien, la discussion porte sur le nomadisme et la sédentarité. Isabelle s’interroge à propos du texte de la Genèse, dans lequel il est dit que Caïn aurait tué son frère, Abel, parce que, devant Dieu, les offrandes de celui-ci avaient « meilleure odeur ». Sinistre histoire de jalousie… Pour Pierrot, les chapitres de la Genèse traitant du meurtre d’Abel pourraient être la représentation d’une agression que les nomades vont subir tout au long de l’histoire humaine, ceux-ci finissant inévitablement par être repoussés dans les marges de la plupart des territoires occupés par les sédentaires.

Du point de vue du nomade, constamment appelé à se déplacer pour des raisons de survie, entre autres, en tant que chasseur-cueilleur, l’homme est celui qui « fait la terre » en marchant dessus, du sud au nord comme de l’est à l’ouest. Pour le sédentaire, l’homme est celui qui cultive la terre et la fait fructifier, la subsistance de la majorité étant assurée grâce à une utilisation laborieuse des ressources disponibles. La différence entre les deux visions du monde est fondamentale : le nomade, par essence, ne reste jamais longtemps à la même place, alors que le sédentaire, lui, développe son lieu de manière à se l’approprier de façon définitive. S’opposent ainsi, depuis que l’homme est homme, deux modes d’habitation, deux façons d’être dans le monde, qui n’ont à peu près jamais trouvé, dans les faits, un ancrage commun.

Pierrot se souvient d’un échange tiré du court métrage réalisé par Isabelle, Le prêtre et l’aventurier, où il est question de cette vérité très nomade : tout pays ne peut vraiment appartenir qu’à celui qui l’habite et le parcourt. Les sédentaires pourraient rétorquer que tout pays n’appartient vraiment qu’à celui qui le possède en l’ayant conquis ou acheté.

Les Québécois ont jusqu’ici permis que l’espace nomade puisse coexister avec l’espace sédentaire, grâce à une géographie et à un climat qui ont laissé la nordicité relativement vierge des assauts d’une civilisation industrielle profondément sédentariste et sédentarisante. S’il est certain que plusieurs Français sont venus en terre de Kanada, dès les débuts de la colonie, pour s’y installer en tant que cultivateurs, la présence des Indiens et l’économie même du pays, vite concentrée autour de la traite des fourrures, ont favorisé un mode de vie nomade qui, en lui-même, a fortement contribué au métissage. Il est incontestable que bien des coureurs de bois français ont aimé les Indiennes, celles-ci ayant la liberté, selon leurs coutumes, de choisir leurs amants et amoureux, de la même façon que certains Indiens ont aimé s’associer à la vie des Françaises (comme des Anglaises, des Écossaises ou des Irlandaises). Ce nomadisme fait de métissage physique tout autant que de métisserie culturelle a provoqué la rencontre intime de deux groupes issus de cultures extraordinairement différentes.

Il ne faut pas oublier que l’éclosion d’un monde métis tout à fait original a été brisée, sinon littéralement anéantie, à partir du milieu du XIXe siècle, par des facteurs sociétaux autant que religieux, qui poussèrent les élites comme les gens au pouvoir à inciter le peuple à un retour à la terre de même qu’à des valeurs essentiellement sédentaristes, agricoles et parfois ouvrières liées à la révolution industrielle déjà amorcée depuis plus d’un siècle en Europe. Il faut savoir qu’à partir du milieu du XIXe siècle se sont manifestées d’évidentes volontés gouvernementales de sédentariser puis d’assimiler les nordistes qui avaient depuis toujours parcouru le continent, du Labrador jusqu’à la Baie de James. Mais force est de constater que plusieurs nations autochniennes du Nord québécois trouvent encore une manière de vivre harmonieuse selon les règles du nomadisme. Jamais les Cris de la Baie-James ne se sont probablement autant déplacés qu’au cours des vingt dernières années, à travers l’immensité d’un Eeyou Istchee couvrant quasiment 25% du territoire québécois, en profitant d’une conjoncture économique favorable, en partie liée aux accords de la Baie-James, et surtout à la Paix des Braves, en plus d’un réseau développé de chemins de bois et de ponts bâtis par différentes compagnies forestières.

Route_PaysCri

Les Cris voyagent ; ils ont toujours aimé voyager. Les Cris de Waswanipi ou de Mistissini, dans l’inland de la Jamésie (le Nouchimii eeyou) partent parfois en famille, avec armes et bagages, pour des périodes pouvant dépasser les trois ou quatre mois, simplement pour aller visiter des membres de leur famille dont les maisons ou les campes se trouvent dans le Winnebeoug Eeyou, sur les rives de la Baie-James. Les Cris de Chisasibi ou de Waskaganish n’hésitent jamais à se déplacer sur des milliers de kilomètres afin d’aller magasiner à Val-d’Or ou de se faire soigner à Montréal ou à Ottawa. Nomades depuis des lustres, ils n’ont donc rien perdu de cette fonction psychique qui les pousse à se mouvoir, en groupe très souvent, pour des raisons physiques, pragmatiques ou même poétiques.

Les liens de métissage ayant été fort nombreux, pendant des siècles, entre Européens et Autochtones, il ne faut pas se surprendre que tant de Québécois adorent partir, en auto, en avion, en campeur ou en traînant une roulotte, en direction du sud étatsunien ou vers la Floride, parfois pendant des mois. Il y a bien sûr dans ce comportement collectif un refus de l’hiver et de l’intrinsèque nordicité du pays d’origine. Mais aussi, il se manifeste là un goût du déplacement nomade qui coule encore dans les veines d’une portion non négligeable de la population québécoise.

Pour notre part, nous avons vécu cette Route sacrée sur le mode nomade, jusqu’à la Colline blanche de la Témiscamie, humant avec grand plaisir l’odeur sucrée des épinettes tout comme les senteurs âcres des muskegs environnants. Notre voyage s’est déroulé en grande partie au cœur même d’un « pays » indien et nomade, si l’on pense aux Innus et aux Cris (les déterminants tels que « piékouagamois » ou « mistassin » n’étant plus utilisés aujourd’hui, comme c’était le cas au XVIIIe siècle), mais aussi aux Blancs qui choisissent d’y habiter : nos amis chibougamois Julie et Marcel étaient justement en train de déménager à Mistissini, prévoyant alterner entre cette nouvelle maison et leur campe au lac Chibougamau ; Suzanne nous a parlé de son pèlerinage à l’Ermitage Saint-Antoine de Lac-Bouchette (c’est d’ailleurs grâce à elle que nous y sommes arrêtés au onzième jour de notre expédition) ; Janique et Carol revenaient d’un séjour au Pérou et ne comptent plus le nombre de fois où ils sont allés visiter des proches à Québec et un peu partout dans la province, ceci s’ajoutant aux séances de camping, aux voyages de chasse, aux expéditions de pêche, etc. Vivre aussi « loin » suppose-t-il d’être un peu nomade? (Ici, il faut relativiser. Marcel nous partageait justement cette prise de conscience qu’il avait eue en réaction à cette idée que le Nord, « c’est loin » : « Pour nous autres, Chibougamau, ce n’est pas loin : c’est chez nous! »)

Alors que nous approchons d’un petit lac où nous comptons nous baigner — il fait chaud sans bon sens, malgré la fin de l’été, dans ce Moyen Nord peut-être en voie de réchauffement accéléré lui aussi —, Isabelle s’interroge à nouveau sur les raisons qui ont fait que les offrandes d’Abel purent avoir « meilleure odeur » pour Dieu. Pourquoi celui-ci apprécia-t-il plus les offrandes d’un nomade, contribuant à aiguillonner une meurtrière jalousie chez son frère sédentaire? De l’avis de Pierrot, ce passage de la Genèse pourrait être la représentation toute symbolique de l’histoire du peuple juif lui-même, ce peuple n’ayant à peu près jamais eu de « chez lui » stable au cours de son histoire, hormis pendant de courtes périodes, d’ailleurs toujours mouvementées, au contraire de la plupart des autres peuples. C’est comme si le destin du peuple juif était lié à sa « nomadité intrinsèque », une espèce d’éternel nomadisme qui a contribué à forger la diaspora. L’histoire de Caïn et de son passage à l’acte contre Abel serait la démonstration de l’éminent danger qui existe dans toute forme de sédentarisme exacerbé par l’accumulation de trop de biens. A contrario, l’offrande d’un nomade qui n’a pas l’habitude de thésauriser plaît aux « narines de Dieu ».

Pierrot tient à citer l’auteur René Girard qui considère que le désir mimétique, converti en jalousie, fait que l’être humain, à force de souhaiter être comme l’« autre » (surtout si les offrandes de cet autre plaisent plus à Dieu que les siennes), ne peut que finir par vouloir éliminer cet autre s’il ne parvient pas à s’identifier à lui. Par ailleurs, toujours selon Pierrot, on peut considérer que bien des rivalités furent apaisées, au cours de l’Antiquité, grâce aux sacrifices offerts aux différents dieux. En se sacrifiant lui-même, Jésus fit en sorte de libérer l’humanité du besoin d’offrir des sacrifices. Il n’en demeure pas moins que le prix à payer pour cette libération est que les sociétés n’ont plus vraiment trouvé d’exutoires à leurs propres violences intérieures, ce qui expliquerait, partiellement bien sûr, que la civilisation chrétienne ait souvent été si violente. Pour Pierrot, plusieurs sociétés intimement associées au christianisme n’ont pas su s’imprégner réellement du message et de l’expérience christique.

 

L’humour en canot

Peut-on douter que le père Laure, en 1730, en compagnie de ses guides innus, pendant les longues semaines, sinon les longs mois qu’il passa en canot, peut-on douter que souvent, très souvent, il fit des blagues, et échangea des blagues, et de bonnes blagues, qu’il fut la tête de Turc des Indiens qui connaissaient le pays de la Témiscamie quand lui n’en connaissait rien, mais que, tous ensemble, ils rirent, oh, pas tout le temps, mais souvent, quand le temps, justement, et les grands vents et les pluies diluviennes leur laissaient la force de rigoler et de bivouaquer en paix, sans les assauts trop furieux des mouches noires ou des cérotopogons, sur les rives des cours d’eau qui les montaient jusqu’au Nord, qui les élevaient véritablement vers ce Nord auquel ils aspiraient? Peut-on douter du sens de l’humour indien, qui existe depuis bien plus longtemps que la fondation de la colonie de la Nouvelle-France au XVIe siècle? Non. Si on connaît un tant soit peu les Indiens d’aujourd’hui, et particulièrement les nomades du Nord québécois, on ne peut douter que du temps du père Laure, ces gens savaient rire, et aimaient beaucoup rire, car encore maintenant, ils demeurent de fervents partisans de l’humour quand il s’agit d’accroître la qualité de leurs vies. Quant au père Laure, rigolait-il avec ses guides? On peut répondre oui à cette interrogation quand on connaît certains prêtres, comme Pierre-Olivier, qui fait partie de l’équipe de La route sacrée, qui ont un sens de l’humour réjouissant. Notre ami a choisi de consacrer sa vie au service des autres et de leur spiritualité, tout en croyant en la haute valeur de la sérénité — et de l’humour — pour accéder au « sacré » du monde.

Devant_le_lac

Devant le lac Mistassini

Bien sûr que la vie est parfois difficile! Bien sûr que l’existence peut s’avérer d’une rudesse sans nom! Bien sûr qu’en 1730, les conditions de voyagement n’étaient pas celles qui sont offertes par les aéronefs hyper modernes qui permettent aux touristes de traverser l’Atlantique nord en moins de six heures de vol! Mais le père Laure et les Innus qui aimaient l’accompagner n’eurent pas à patienter une seule minute dans un aéroport bondé ni à subir les fouilles intempestives des agents de la paix à la recherche de possibles terroristes internationaux. Quand ils décidèrent de décoller dans leur canot, l’embarquement ne fut l’affaire que de quelques instants. Ce fut alors que leur puissante aventure s’amorça, celle-ci, indubitablement, étant vécue en riant et en chantant. Le père Laure et les Innus, en état de « quête » profonde, se trouvaient aussi en état d’humour. Ce sont ces deux états amalgamés qui permirent que leur rêve de la Colline blanche, située au beau mitan d’un pays gigantesque, puisse se réaliser. Parvenus à l’Antre de marbre, on peut penser qu’ils se congratulèrent, qu’ils rirent de bon cœur — après avoir subi tant d’épreuves physiques —, puis qu’ils gardèrent silence afin de méditer ou de prier, un sourire en coin.

C’est ainsi, du moins, que nous avons vécu notre aventure, si modeste soit-elle en comparaison à celle du père Laure et de ses guides.

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C’est un peu en écho à l’article Pepkutshukatteu que Pierrot et Jean inventèrent ce petit délire en canot, lors d’une pêche mémorable sur le lac Mistassini, au neuvième jour de notre expédition.

Onzième jour

Texte 1 : Betsi Larousse (Louis Hamelin)

Texte 2 : à venir

Contexte : de Mashteuiatsh à Sainte-Brigitte-de-Laval, en passant par Lac-Bouchette

Dans l’auto : Hymne acathiste, Salve Regina (Francis Poulenc), Misa Criolla (Ariel Ramirez), Le vent nous portera (Noir Désir), Abbey Road (The Beatles)

L’expédition tire à sa fin. Pourtant, rien ne nous paraît terminé, bien au contraire. Tout va se poursuivre, La route sacrée n’en étant qu’à ses premiers milliers de kilomètres. Cette « route » est un chemin nomade, pérenne, tourné vers l’avenir, mais fortement ancré dans l’Histoire, dans notre histoire à nous, habitants de la péninsule Québec-Labrador, comme aime la nommer le géographe Louis-Edmond Hamelin.

Au cours de ce périple vers l’Antre de marbre, comme lors du retour, nous avons volontairement souhaité amalgamer les univers de la matérialité et de la spiritualité. Le voyage en canot sur la Témiscamie, précédé de la visite à Pessamit et de la rencontre si intrigante avec Ronald Bacon, elle-même suivie par plusieurs rencontres fort émouvantes, à Chibougamau et à Mistissini, ne sont que des préludes à plusieurs mois, sinon à des années de nouvelles aventures que nous vivrons pour écrire, raconter et rencontrer, encore et encore, pour filmer, photographier et mieux partager nos trouvailles et nos réflexions. Suivre les traces d’un missionnaire qui aima profondément le pays, au début du XVIIIe siècle, ne peut que contribuer à notre quête identitaire, encore si essentielle dans la société où nous évoluons à ce moment-ci. Nous sentons l’importance de discuter, sans faire preuve de prosélytisme, sans trop insister sur la foi et la théologie, sans vouloir convaincre qui que ce soit des valeurs actuelles du catholicisme, qui survit malgré tout, en terre québécoise, considérant plusieurs décennies, sinon des siècles de grandes souffrances imposées par le phénomène religieux — d’où ce mot quasi tabou de « religion », maintenant, au Québec. Nous sentons aussi, plus que jamais, l’importance de camper, d’admirer des baleines, ou de simplement canoter sur une rivière hautement nordique. Le sacré se trouve là où on le cherche. Restons en quête pour aborder certains lieux qui ne se dévoilent pleinement que dans cette ouverture. Car le « sacré du monde » ne doit-il pas être constamment recherché pour se manifester?

Sur la route après Mashteuiatsh, en direction du parc des Laurentides, Pierre-Olivier nous propose un détour par le lac Bouchette et l’ermitage qui s’y trouve, un des quatre grands lieux de pèlerinage du Québec (avec l’oratoire Saint-Joseph, le sanctuaire de Notre-Dame-du-Cap et la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré). Un certain Elzéar Delamarre, au début du siècle, grâce à une foi inébranlable, rêva de ce site, sur la rive nord du lac, qui devint, avec le temps, un lieu où nature et spiritualité se marient d’une manière absolument réussie : la « petite grotte de Lourdes », le monastère comme la grande église, tous entretenus par les capucins, s’amalgament avec art aux épinettes blanches et aux bosquets de fleurs vivaces. Un homme fort du Québec, Victor Delamarre, est venu prêter main forte — c’est le cas de le dire — à son oncle Elzéar pour l’édification de cet ermitage. Comptant comme à notre habitude sur un certain hasard, nous gravissons l’escalier menant à l’église pour arriver au début d’une célébration. Trois jeunes filles assurent le chant. Il y a aussi un organiste. Nous songeons à certains instants de grâce, vécus au sommet du mont Saint-Michel, en Bretagne, ou dans la nef de l’église du Sacré-Cœur, en plein Paris… Une magie opère ; oserait-on la qualifier de « mystique »? Nous sommes heureux, tranquillement heureux. Alors, nous chantons, avec émotion, pour accompagner les trois jeunes femmes et les fidèles, une cinquantaine de personnes peut-être.

MM Delamarre, Pierrot et Jean

MM. Delamarre, Pierrot et Jean

Puis nous repartons. L’autoroute du parc des Laurentides, avec ses voies doubles, nous gâte. Nous parlons beaucoup, nous discutons de ce que nous avons vécu aujourd’hui comme au cours des jours précédents, puis nous écoutons de la musique, le dernier tronçon du voyage étant totalement occupé à hurler des dizaines de tounes des Beatles. And in the end, the love you take is equal to the love you make…

Dixième jour

Texte 1 : La marche à l’amour de Gaston Miron

Texte 2 : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » (Mc 12, 28-34)

Contexte : de Mistissini à Mashteuiatsh, en passant par Chibougamau, le Sentier du bonheur et le lac d’Aigremont

Le dixième jour, il y a de la légèreté dans l’air. Il fait encore un temps magnifique autour de Mistissini la crie. Nous sommes parfaitement reposés, ayant profité de l’accueil des amis de Pierrot qui étaient si heureux de le revoir, des gens qui lui ont signifié, chacun à sa manière, comment ils appréciaient la joie profonde qu’il dégage. Il faut dire que nous avons aussi vécu un moment de folle camaraderie sur le lac Mistassini, la veille, tout en pêchant et en « slamant » dans le canot! Montage vidéo à venir…

Nous quittons Mistissini en milieu d’avant-midi en direction du lac Saint-Jean. Nous avons décidé de ne pas filer d’emblée vers Québec, aboutissement de notre expédition. Ensemble, nous convenons qu’il serait significatif de nous arrêter au camping de Mashteuiatsh, sur la rive ouest du Piekouagami, tout près du village innu qui fait comme une pointe dans les eaux du lac. Nous avons encore du temps et, surtout, nous ne sommes pas pressés. Le voyage a pris d’une certaine manière une tournure de grand calme. Nous profitons de la route pour discuter de toutes sortes de choses, notamment de poésie. En lisant La marche à l’amour, nous faisons nôtres certaines images de Miron en nous interrogeant : de quelle façon sommes-nous « entêtés d’avenir »? Peut-on d’ores et déjà penser à certaine suites de La route sacrée? Toutes sortes d’idées nous viennent en tête…

chapelleJuste après Chibougamau, où nous avons visité un magasin tenu par la fille d’une amie de Pierrot, Alexe, — et où d’ailleurs Isabelle s’est procuré des mitaines en peau de loutre, magnifiques, qui ne lui serviront qu’en janvier, mais qu’à cela ne tienne —, Pierre-Olivier nous suggère de nous arrêter le long de la route, un peu avant la fourche en direction de Chapais. Il y a là un site religieux aménagé en pleine forêt, le « Sentier du bonheur ». À cinq minutes à pied de la route, nous découvrons une minuscule chapelle, toute en bois, émouvante par la beauté toute simple qui s’en dégage. Pierre-Olivier avait promis à l’instigatrice de ce site, son amie Dany Larouche, de le bénir : une fois que nous sommes réunis à l’intérieur de la petite chapelle, c’est ce qu’il fait. Il ne savait pas quand il pourrait donner cette bénédiction si symbolique… mais voilà que nous avons pu entrer sans difficulté, bien qu’il n’y ait personne sur place. Vive les chapelles déverrouillées! Nous nous sommes recueillis un instant alors que les peupliers et les geais bleus, à l’extérieur, semblaient se réjouir avec nous. Pas de cadenas ici. Aucun déchet dans les sous-bois ou autour des rangées de bancs disposées devant une estrade où, parfois, il y a des spectacles de musique. Cet espace sacré est évidemment protégé, habité, aimé. Comme il est écrit sur un panneau de bois près de la route, il a été conçu par les Chibougamois pour « le bonheur ». L’hiver, les gens y parviennent en motoneige, organisent des fêtes pour souligner Noël. Voilà un site bien adapté à la nature nordique! Œuvre de gens visionnaires, dynamiques, au service de la communauté, ayant à cœur de l’enrichir. Nous en sommes émus.

La traversée du parc de Chibougamau se fait sans encombre. Nous stoppons près d’un petit lac, tout près d’une halte routière, pour la baignade quotidienne de Pierre-Olivier. Jean se sauce pendant une seconde et quart avant de sortir de l’eau en courant. La canicule se poursuit, mais les lacs de la région gardent tout de même plusieurs traits nordiques…

Nous parvenons enfin à Mashteuiatsh. Dès notre arrivée au camping, malgré la fête du travail qui est toute proche, on nous annonce qu’il y a encore un site libre juste au bord du lac. Quelle chance! Nous y reculons la roulotte, entre les arbres, puis commençons à débarquer le matériel. Soudain : le train! Un grondement puissant, suivi de plusieurs longs coups de sifflet. L’engin passe peut-être à cinquante mètres du camping! Ouille! Mais ce n’est pas grave. Après quelques minutes, le tonnerre s’apaise. À l’accueil, on nous dit qu’il ne faut pas trop nous en faire… Nous courons vers la plage, admirons un lac miroitant, au soleil couchant, une vraie splendeur, à quelques mètres seulement de notre campement. C’est le temps de manger, de fêter ce dernier soir en expédition. L’eau est mise à bouillir pour le spaghetti traditionnel. Soudain : un party! Un vrai gros party de plage avec système de son plus que puissant, chez les voisins, sur un terrain privé juste à la limite du camping. Fiesta tout ce qu’il y a de bruyant. Un couple de campeurs, assis près de leur Westfalia, à notre droite, nous disent croire qu’il s’agit d’une simple cours de Zumba. Ah bon… dans une heure, donc, tout devrait être redevenu paisible. Nous préparons le souper, mais il y a une certaine tension dans l’air. Même dans la roulotte, les fenêtres fermées, le bruit est assourdissant. Une heure et demie plus tard, rien n’a cessé. Le party semble enclenché pour toute la soirée. Nomades que nous sommes, nous remballons pour nous enfuir à l’autre bout du camping dans un petit trou déniché entre les arbres, heureusement encore disponible car plus éloigné du lac. Nous y replantons la tente. Le soir tombe. Nous dormirons en paix.

Ainsi va la vie dans bien des campings contemporains nord-américains. Autour d’un petit feu, nous nous redisons comment cette expédition put être à la fois pleine et paisible, sauf pour ces quelques moments plus rudes, toujours au sein des grands groupes. Quand vient le temps de chanter, Pierrot hésite à sortir son charango. Même s’il n’est que 20 heures, nous nous souvenons de l’épisode du camping, près des Escoumins, où une dame était venue nous avertir que les instruments de musique étaient défendus… M’enfin! Le nomadisme permet de ne pas devoir vivre trop longtemps collé aux agglomérations de véhicules récréatifs sophistiqués… Ce qu’il faut, c’est reprendre la route, chercher le Nord et d’autres chemins nordiques, d’autres Témiscamie, derniers refuges pour les silences les plus habités — espaces où la solitude la plus saine peut être partagée avec les plantes, les animaux, et parfois, avec les humains.

Piekouagami

 

 

Neuvième jour

Texte 1 : le chapitre sur Madame Montour dans Elles ont fait l’Amérique (Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque)

Texte 2 : la rencontre entre Jésus et la Samaritaine (Jn 4, 1-30)

Contexte : Vagabondages dans Mistissini

Réveil à Mistissini, sur la rue Petawabano. Aujourd’hui, il fera beau. Mais nous prenons notre temps, tout notre temps, et puis, chaque jour il nous faut nous poser pour écrire à propos des plus forts moments du voyage — particulièrement ce qui s’est passé à l’Antre de marbre —, ou méditer, ou en parler, afin de ne pas être seulement dans l’action. Une voyagerie, une aventure, une expédition prend un sens accru, sinon tout son sens, dans la mesure où à travers les préparatifs et la vie matérielle intervient une vie plus spirituelle, plus poétique, plus méditative, plus « sacrée ». Tant de choses vécues ; tant de choses à vivre. Après des jours entiers sur la route, après avoir affronté de grands vents en canot, sur la Témiscamie, il y a lieu de respirer, de contempler le ciel et ses nuages, tout en laissant la rêverie éveillée faire son boulot, peut-être le meilleur boulot qui soit.

La petite ville crie de Mistissini dégage beaucoup de dynamisme. Tant de constructions neuves, en pleine forêt boréale, au cœur d’un développement tourné vers le lac — un immense lac et ses splendeurs, le plus long lac naturel du Québec. En compagnie de Julie, qui nous a si gentiment reçus chez elle, nous poussons une pointe jusqu’au nouveau pont qui enjambe un des bras du lac, près d’un ancien brûlis, où l’on prévoit bâtir plusieurs maisons neuves. Ce pont a été créé grâce à d’immenses poutrelles, toutes en bois, assemblées aux Chantiers Chibougamau, avec des arbres coupés dans la région. Ce n’est pas rien de le souligner : ces poutrelles étant devenues la marque de commerce de cette industrie chibougamoise. Qu’elles aient servi à l’édification d’un pont à Mistissini, là où grouillent tant de projets, nous apparaît signifiant. C’est la rentrée scolaire aujourd’hui. Les enfants et les adolescents sont partout, la sève neuve d’une parole qui s’affirme un peu plus chaque année, une parole que les Sudistes devront apprendre à mieux écouter.

Nous allons aussi visiter le vieux cimetière cri, tout près de l’auberge. Sous les peupliers faux-tremble, nous marchons lentement, devisant, lisant quelques épitaphes, admirant tout particulièrement plusieurs petites clôtures en bois, peintes de différentes couleurs, parfois simplement placées dans les herbes, sans lien précis avec une croix ou une pierre tombale. Les petits rectangles formés par ces clôtures créent comme des sépultures pour les âmes qui semblent ainsi avoir plus d’espace pour voler. Nous déambulons dans ce cimetière indien pour nous y recueillir, certes, mais aussi pour partager notre plaisir de vivre en prenant quelques photos. On se promène ici comme on ne le fait presque plus, nous semble-t-il, dans les cimetières du monde sudiste. Qu’est-il devenu, ce Sud dorénavant composé de grands boulevards et d’autoroutes et de Pizza Hut et de Tim Hortons à profusion, en plus des édifices à soixante-dix étages et des centres d’achats qui poussent plus vite que le chiendent? Soit dit en passant, le Tim Hortons de Mistissini a ouvert ses portes depuis peu et paraît-il que les gens de Chibougamau n’hésitent pas à parcourir plus de 150 km pour venir y faire leur tour… (Car il n’y a pas de Tim Hortons à Chibougamau, vous l’aurez compris.) Osons croire que l’univers sudiste arrivera à s’associer à celui de l’autochtonie nordique qui, de fait, donne le ton à la vie harmonieuse de bien des humains dès qu’on se trouve au-delà du 49e parallèle. Quant à nous, au moment de clore notre promenade à Mistissini, c’est le shaputuan qui nous éblouit. En fait foi ce petit film :

En fin d’après-midi, après avoir laissé Julie chez elle, nous reprenons la route en direction sud, sur une quinzaine de kilomètres, afin de trouver un accès au lac, une plage où nous pourrons mettre notre canot à l’eau. Il vente du nord-ouest, assez fort, mais les nombreuses îles semées sur la partie méridionale du lac Mistassini nous protègent. Pierre-Olivier rêve de pêcher quelques poissons. À de nombreuses reprises, il lance sa ligne autour de quelques îles, mais sans succès. Jean a pourtant déjà attrapé ici même quelques beaux brochets, en compagnie de son ami Gérald Dion. Nous chantons, blaguons, filmons, tout en pagayant doucement, ou en nous laissant dériver, poussés par un vent chaud, jusque dans une baie profonde où, enfin!, Pierrot attrape un petit brochet. Jean en fait de minces filets afin d’éviter les arêtes. Un seul poisson contente tout le monde! Il servira d’entrée pour le souper.

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Nous nous rendons ensuite chez Gérald Dion, qui attend deux amis avec lesquels il doit partir le lendemain pour l’Antre de marbre (eh oui!). Là, tout en mangeant, nous placotons à propos du chamanisme, du Nord et de la vie chez les Cris (Gérald est médecin au Eeyou Istchee depuis plusieurs décennies). Lorsque ses amis Guylaine et Rock débarquent enfin, en milieu de soirée (il s’agit de leur première visite à Mistissini), la conversation s’engage sur leur dernière aventure commune dans les monts Torngat, à la frontière du Nunavik et du Labrador, il y a un an. Que de péripéties grâce au Nord!

Nous les laissons bientôt pour retourner à nos écrivages et à nos archivages de fichiers photo et vidéo, chez Julie et Marcel, et surtout pour discuter encore une fois des liens de plus en plus nombreux que nous sentons s’établir entre notre propre voyage et l’entreprise du père Laure, en 1730. En canot, cet après-midi, nous avons inventé une espèce de slam où il était question du « père Laure 2 ». Que de sérénité, en particulier grâce à la présence de Pierre-Olivier, depuis le début de cette aventure!

Huitième jour

Contexte : de l’Hôtel Chibougamau à la rue Petawabano (Mistissini)

Nous sommes tous revenus de la Témiscamie fatigués, sales, bouetteux — tous, incluant la roulotte. Considérant l’heure tardive, nous avons pensé qu’il valait mieux ne pas déranger les amis de Pierrot, Janique et Carol, qui nous avaient si gentiment accueillis quelques jours plus tôt. Et puis, il fallait de l’espace, beaucoup d’espace, pour tout mettre à sécher. Pendant qu’Isabelle et Pierrot commandaient quelque chose à manger dans une gargotte de la rue principale, Jean partait à la recherche d’un lieu pour dormir. Bizarrement, au premier hôtel visité, on lui a répondu que s’il n’y avait plus aucune « chambre standard » disponible, il y avait néanmoins des petites chambrettes pour « travailleurs », moins chères, mais, détail non négligeable, si une femme devait y loger, elle n’aurait pas le droit d’utiliser ni les toilettes ni les douches, celles-ci étant situées dans une salle commune. Ébahissement. Vraiment, en 2014! Outre les « travailleurs », ces gens qui, entre autres, œuvrent à la construction du site minier Stornoway, il y a sûrement quelques « travailleuses » dans les environs! M’enfin. C’est finalement à l’Hôtel Chibougamau, au centre-ville, que nous avons passé la nuit, après avoir accroché un peu partout le matériel détrempé.

Et nous voilà donc au huitième jour du périple. Tôt le matin, Jean déniche un garage où il y a tout ce qu’il faut pour retirer l’épaisse couche de boue engluant la roulotte. Il faut aussi faire quelques achats, à l’épicerie, puis se rendre à la quincaillerie pour se procurer du Duct Tape (matériel plus qu’utile en expédition), des pentures, de même que deux longues vis afin de remettre en place le joug du canot qui s’est défait la veille et qui empêche qu’un seul portageur puisse le manipuler. Dans la roulotte, plusieurs armoires ont été bousculées par les innombrables cahots des 300 kilomètres de route de gravelle. Il y aussi un trou gros comme le poing dans le flanc gauche, creusé par les cailloux qui ont constamment été projetés de chaque côté. De la pierraille et de l’eau s’y sont accumulées. Il faut boucher cette ouverture, et au plus vite, sinon l’éventrement ne fera qu’empirer. Blessures et cicatrices du matériel vont quasiment de soi en cours d’expédition. Mais l’essentiel, toujours, c’est que la fatigue des aventuriers, ou les difficultés qu’ils ont pu vivre lors de certains moments plus rudes, ne viennent pas troubler l’harmonie du groupe. Réparer une pièce de matériel n’est rien quand on compare avec le travail de réparation auquel il faut s’adonner lorsqu’une âme a été blessée par un mauvais mot, par une gaucherie. Considérant que nous avons eu de la chance qu’il ne soit survenu aucun problème technique majeur jusqu’à maintenant, pas même une crevaison, il faut redire à quel point l’important dépend de la joie sincère qui nous unit, qui nous émeut, qui nous donne envie de poursuivre, de nous rendre jusqu’au lac Mistassini pour y pêcher, peut-être, afin de mieux connaître l’univers cri!

Nous choisissons de dîner sur la rive est du lac Chibougamau, un peu passé le Rainbow Lodge et la cascade où ce même lac se jette dans le lac aux Dorés. Grâce à une mixture de résine et de durcisseur, Jean en profite pour fixer un carré de fibre de verre sur le trou creusé dans le flanc de la roulotte. Les moustiques se font rares ; le temps est frais et nuageux ; les aventuriers sont contents, encore fatigués de leur journée de la veille, mais tout baigne, l’atmosphère est à la grande camaraderie, et les discussions philosophiques vont bon train, particulièrement à propos de certains textes sacrés. Si une grande étape a été accomplie — l’aller-retour en canot jusqu’à l’Antre de marbre —, le voyage se poursuit. Dans un élan d’enthousiasme, Pierrot fait même l’exégèse des textes figurant sur les emballages de bacon Lafleur.

En après-midi, nous rendons visite à de grands amis de Pierrot, Julie et Marcel, qu’il a rencontrés lorsqu’il travaillait à Chibougamau il y a une quinzaine d’années. Pierrot a fort bien connu les deux filles du couple alors qu’elles étaient toutes jeunes — celles-ci le considèrent un peu comme leur oncle. Maintenant, elles ont quitté Chibougamau ; Julie et Marcel nous disent qu’elles sont bien tristes de manquer la visite de Pierrot. Comme il est émouvant de percevoir chez ces Chibougamois l’immense bonheur qu’ils ont de revoir leur ami prêtre. Aujourd’hui est un grand jour pour eux puisqu’ils déménagent pour s’installer à Mistissini, dans la maison que le Conseil cri leur prête, rue Petawabano. Marcel est infirmier en santé publique et cela fait déjà plusieurs mois qu’il travaille à Mistissini.

Puisqu’ils ont encore bien des choses à régler à Chibougamau, nous décollons avant eux en direction de Mistissini. Grâce à leurs clefs, nous pourrons faire une première brassée de lavage dans leur nouvelle maison. Après 80 kilomètres de route vers le nord, Mistissini apparaît, pareille à une ville neuve, pleine de dynamisme. La moitié des constructions n’ont pas dix ans. Peu après notre arrivée, nous filons vers l’auberge, sise devant le lac, où se trouvent les bureaux touristiques. Nous rêvons de dénicher un guide qui accepterait de nous emmener à la pêche sur le lac, dès demain si possible. Un jeune Cri, Andrew, nous explique que tout le monde est trop occupé, que lui-même doit partir dans quelques heures en direction d’une pourvoirie crie située dans une baie, à l’entrée de la rivière Rupert, non loin de la fameuse pierre qui donne son nom au lac, « Mista Assini », le « Grand Rocher ». Il nous aurait fallu réserver plus longtemps d’avance… Andrew nous dit cependant que si jamais nous trouvons quelqu’un pour nous guider, nous pourrons le recontacter, grâce à son cellulaire, et, ce soir même, il pourra nous vendre les permis nécessaires afin de pêcher en toute légalité sur le territoire cri. Ces permis doivent s’ajouter à nos permis de pêche du Québec. Quand Jean lui demande si nous avons besoin de tels papiers pour nous promener en canot et pêcher dans les environs, il répond : « Bien sûr que non! », comme si la pêche dans un petit esquif sans moteur comme le nôtre ne menaçait aucunement l’économie locale! Nous aimons cette manière très « indienne » de voir les choses.

Superbe auberge de Mistissini

Superbe auberge de Mistissini

Tous, nous apprécions la beauté de l’architecture des nouveaux édifices de Mistissini. À l’auberge, devant les grandes fenêtres de la salle à manger, le lac scintille. Sur un mur, près de la sortie, accompagnant plusieurs photos d’époque, nous découvrons même une carte du père Laure sur laquelle l’Antre de marbre se trouve parfaitement identifiée. C’est fou, depuis nos tout premiers pas dans cette aventure, nous ne cessons de tomber sur des indices reliés au père Laure. À ce stade du voyage, revoir son nom et ses cartes ici, à Mistissini, c’est comme recevoir un clin d’œil d’un vieil ami!

Extrait de la carte du père Laure à Mistissini

Détail de la carte du père Laure à Mistissini

Près de l’auberge, à cinquante mètres, il y a le vieux cimetière cri, protégé par une forêt de peupliers faux-trembles. Nous comptons y revenir bientôt, mais pour l’instant, nous allons rejoindre Julie et Marcel qui nous ont invités à souper. Nous stationnons la roulotte au bord de la rue. Jean va y dormir. Dans la maison, il y a deux chambres d’amis qu’occuperont Isabelle et Pierre-Olivier. Vivre à Mistissini, en plein pays cri, est un plaisir.

Septième jour

Texte 1 : La montagne secrète (Gabrielle Roy)

Textes 2 : Livre d’Isaïe (Is 22, 19-23), Psaume 138, Évangile de Matthieu (Mt 16, 13-20)

Contexte : de la Colline blanche à l’Hôtel Chibougamau

Aurore

Lever de soleil sur la Témiscamie

Dès l’aube, Isabelle part explorer les environs. Sa nuit a été courte. Après une nouvelle excursion au sommet de la Colline pour assister au lever du soleil, elle se rend à la baie où nous sommes arrivés la veille. Près du canot renversé, elle note que la caisse contenant le matériel de pêche a été bousculée. Sur deux côtés, de grosses griffes l’ont perforée! Rien n’a été brisé cependant, pas même un petit sac de détritus laissé là par mégarde, et que l’ours a négligé. Car c’est évidemment un ursidé qui a fouiné autour du canot. Il aurait pu s’y attaquer ; des coureurs de bois racontent des histoires de canots lacérés par les ours. Heureusement qu’Isabelle a un vaste répertoire de chants pour rendre sa marche matinale bien sonore. Cent mètres plus loin, sur la rive, elle photographie la piste de la bête, de grosses pattes griffues ayant marqué la boue. L’ours était bien sûr en quête de nourriture, comme toujours, même si à ce temps-ci de l’année, les bleuets bien mûrs sont innombrables dans la taïga.

Pierrot

Préparatifs pour la messe

Nous déjeunons, puis démontons notre campement. Tout est fin prêt pour que Pierre-Olivier dise la messe, l’événement qui, depuis nos premières rêveries à propos de La route sacrée, se trouve au cœur même de notre expédition, dans l’esprit de ce que purent vivre le père Laure et ses compagnons, ici même, en 1730. Cette messe doit être filmée. La caméra, installée sur un trépied, est mise en marche. Pierre-Olivier a revêtu ses habits d’homme d’église, une étole propre. Sur un petit banc de canot bleu, déposé sur la glacière, est étalée une simple nappe où l’on retrouve un calice, une hostie dans sa patène, deux petites bouteilles (le vin et l’eau), une chandelle, une croix, en plus d’une Bible miniature. Le tout tenait dans une espèce de portuna, comme si Pierrot était docteur de campagne, version « soigneur d’âmes ». Isabelle et Jean se sont assis par terre, tout près. Dans l’Antre de marbre — aussi appelé « maison du Grand Génie » (sur la carte du père Laure) ou « Waapushukamukw » (sur le panneau annonçant le sentier) —, la messe commence. Tous, nous avons le sentiment que cette célébration constitue une messe « sur le monde », « dans le monde » et « pour le monde », même si c’est avec une extrême humilité qu’elle est dite. Avec émotion, nous songeons à ceux et celles qui aiment croire en la parole du Christ, à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté, à tous ceux qui souffrent de déshumanisation, d’indignité. Nous honorons la mémoire de nos défunts, des peuples perdus, prions particulièrement pour le peuple de la Loutre, dont Ronald Bacon nous a parlé à Pessamit. C’est de ce type de messe dont ont rêvé et rêvent encore tant de pèlerins sur la planète. À plusieurs moments, Pierre-Olivier chante en s’accompagnant de son charango. Nous chantons avec lui, bien sûr, avec une joie tranquille, délicate, comme si les joies les plus émouvantes de l’existence devaient se vivre sur le mode de la délicatesse. Les épinettes devant nous se balancent doucement. Comment la messe du père Laure put-elle bien se dérouler il y a quasiment 300 ans? Là n’est pas le plus important. Nous savons à quel point une cérémonie, tout comme un lieu, un paysage, une rencontre d’êtres humains, a parfois le don de prendre valeur sacrée. Le père Laure et les Innus avaient voyagé pendant des semaines, voire des mois, dans de petits canots, en affrontant de réelles difficultés, bien des longueurs de temps et moult attaques de moustiques, avant d’atteindre l’Antre de marbre. Leur expédition fut mille fois plus périlleuse et laborieuse que la nôtre. Alors, comment ne pas chercher à évoquer, même avec si peu d’informations, tous les moments de grâce qui purent avoir lieu ici à travers les âges, sur cette Colline blanche déjà consacrée par des générations de coureurs de froid et de Nord?

Croix+Jean

La croix des pèlerins

En souvenir de notre visite, Jean brêle deux tiges d’épinette préalablement ébranchées de manière à former une croix, que nous installons parmi les épinettes, au-dessus de l’Antre de marbre. Ni trop visible, ni trop invisible, elle représente notre volonté de communier, par-delà les différences, au souffle créateur qui anime le monde, ouvre nos cœurs et nous interpelle à devenir des humains humains. Nous réfléchissons à la délicate question de la « coexistence » du catholicisme et des autres religions et spiritualités — nous continuerons d’y réfléchir. Chose sûre, notre démarche ne se veut aucunement impérialiste ou conquérante. Isabelle songe à ce passage dans La montagne secrète de Gabrielle Roy :

La_montagne_secrete

Nous redescendons les bagages jusqu’au canot. La pente est rude ; il y a des dangers de glisser sur la mousse mouillée. Les bottes deviennent vite détrempées. Le temps sera passablement variable aujourd’hui. Bien que nous pourrons naviguer dans le sens du courant, sur la Témiscamie, le vent souffle toujours de l’ouest. Nous aurons donc la plupart du temps à l’endurer de face, en pleine proue. À 11 heures 45, nous quittons la berge. Pagayer instaure un rythme, une pulsation. Nous sommes plus silencieux, plus concentrés qu’hier, économisons nos forces. Canoter représente toujours une affaire de cœur et de courage. Les épaules et le dos travaillent, les cerveaux virevoltent devant les beautés du paysage. Nous faisons halte sur la même petite île où nous nous étions baignés la veille. Nous mangeons un peu ; le sable se mêle à la mayonnaise dans nos sandwichs. Une petite bande d’outardes se plaisent à nous envoyer des « nirliq » surexcités en déguerpissant devant nous. Cette forêt est habitée par une faune qui n’est à peu près jamais dérangée. La route de gravelle, qui auparavant s’arrêtait quelques kilomètres après le pont, au lac Albanel, se poursuit maintenant, en direction nord-est, vers la mine Stornoway, où l’on extraira des diamants. Pendant la messe, ce matin, il nous semblait parfois entendre des bruits lointains. Des bruits de machine? Provenaient-ils des camions lourds qui coursent déjà sur cette route qui suit le lac Albanel, se rapprochant parfois de la Témiscamie? Osons croire que le merveilleux du silence que nous avons vécu à la Colline Blanche ne sera jamais vraiment troublé. Osons l’espérer, car les lieux de grand calme commencent sérieusement à se raréfier, partout sur Terre, les humains ne cessant de créer chaque jour des cacophonies nouvelles associées à une machinerie de plus en plus gigantesque.

Nous rembarquons dans le canot, toujours en direction du pont enjambant la Témiscamie. Encore quatre ou cinq kilomètres… Le ciel s’est chargé de cumulo-nimbus gros comme des montagnes. De fortes bourrasques nous obligent souvent à faire du surplace. Nous devons déployer de plus grands efforts de pagayage. À trois, nous parvenons à avancer, petit à petit. Pagayer en étant assis au centre d’un canot n’est pas chose facile. Nous franchissons certaines pointes, recherchons des portions de rivière protégées par la forêt. Heureusement que ce cours d’eau n’est pas rectiligne! De légers croches nous permettent d’aborder des zones encalminées. Nous glissons sur l’eau, parfois moins vite que si nous étions à pied. Voilà ce que peut représenter la vie dans un canot! Tous les canoteurs — tous — savent bien comment les éléments sont parfois contraires. Nous n’embarquons toutefois aucune vague, pas même un bouillon. La rivière a beaucoup baissé — de presque un mètre — depuis notre premier repérage, au milieu du mois de juillet. Les rives sont presque toujours très boueuses. Après un accès de vent plus rude que les autres, nous choisissons de nous reposer. Il le faut, et maintenant. Sur la berge, tout n’est que bouette ; les bottes s’y enfoncent. Vaut mieux marcher nu-pieds et se saucer, encore une fois. Si laveris te, lotus. Pierre-Olivier, fidèle à sa devise, se sera donc baigné dans les eaux du Saint-Laurent, du Saguenay, de l’Ashuapmouchouane et de la Témiscamie! Et le voyage n’est pas terminé…

Retour

Temps variable sur la Témiscamie

Vers trois heures, le ciel noircit complètement. Un gros orage s’abat soudain, transformant pratiquement le canot en bain. Un éclair, géant, suivi d’un grand coup de tonnerre, juste à bâbord, devient comme le signal d’une chute radicale de la température, qui passe de 28 à 14 degrés en quelques instants. Vite détrempés par cette pluie, nous stoppons une nouvelle fois pour revêtir des imperméables, pour retirer les chandails mouillés et en trouver des secs dans les sacs étanches. Vive le caoutchouc! Vive la boue aussi, finalement, puisqu’elle permet à Isabelle de repérer des traces d’orignal sur la berge. Nouveau départ. Au loin, nous entrevoyons les structures du pont de ciment. Le ciel se dégage peu à peu : voilà qu’il fait grand soleil! Le vent tombe… oh, pendant quelques minutes seulement, mais assez longtemps pour nous encourager. Bientôt, nous dépassons la base d’hydravion, sur la gauche, et le hangar d’où émane un sempiternel vrombissement de génératrice. Nous accostons sur la petite plage de notre point de départ, et c’est avec plaisir que nous redécouvrons notre roulotte. Nous sommes fiers — épuisés, tout bouetteux, mais fiers. Nous déchargeons le matériel, bien des choses étant détrempées. Nous refixons le canot au toit de l’auto, puis, tous réunis à l’abri dans la roulotte — il s’est remis à pleuvoir à verse! —, nous trinquons, chacun avec un petit verre de porto à la main. Victoire! Rien d’héroïque peut-être, mais comme nous sommes fiers de ce périple à l’Antre de marbre, où nous avons vécu des instants d’intense émotion, dans la paix, une beauté puissante, et la solennité. Nous avons aussi aperçu un grand loup. Marché dans les traces d’un ours, puis d’un orignal. Une dizaine d’outardes nous ont devancés en se dandinant. Un grand chevalier aux pattes filiformes nous a salués. Et puis, nous avons discuté, et prié, et chanté, et fait des blagues, beaucoup de blagues. Ensemble, réunis par une réelle harmonie, nous avons été gagnés par les splendeurs de la forêt témiscamienne et tout le sacré dégagé par la Colline blanche. Pour fêter tout ça, nous piquons une pointe jusqu’au lac Albanel, au bout de la route.

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Lac Albanel et piqûres dans le cou

Ce soir, nous coucherons quelque part dans Chibougamau. Nous voudrons étendre toutes nos affaires pour les faire sécher. Ce soir, nous nous redirons que ce voyage sur la rivière fut intense, plein, peut-être même un peu trop rapide. Aurions-nous dû coucher une autre nuit à la Colline blanche? Peut-être… Mais notre aventure est loin d’être terminée. Bientôt, nous tâterons des eaux du grand lac Mistassini. Des amis de Pierre-Olivier nous y attendent. Et puis, Gérald Dion, qui pratique la médecine à Mistissini depuis des lustres, veut nous recevoir à souper. Lui aussi, avec des amis, souhaite se rendre à l’Antre de marbre, dans quelques jours. La route sacrée n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Rien n’est terminé, bien au contraire. Tout commence.

Le septième jour, tout commence.

Sixième jour

Texte 1 : C’était au temps des mammouths laineux (Serge Bouchard), à propos des rivières qui coulent dans les deux sens et de la capacité du nomade à « faire de la terre » en marchant

Textes 2 : Épître aux Romains (Rm 11, 33-36), Évangile de Jean (Jn 3, 1-8), Livre de la Genèse (Gn 1, 24-31)

Contexte : de Chibougamau à la Colline blanche

Nous faisons le plein de denrées et d’amour chez nos amis chibougamois. Départ vers 9h. Il fait chaud, anormalement chaud pour la saison, sur la route entre Chibougamau et la rivière Témiscamie. Passé l’embranchement qui nous permettrait de nous rendre à Mistissini — un gros village cri du Nouchimii Eeyou qui se trouve, ces années-ci, en plein développement —, la route cesse d’être asphaltée. Nous poursuivons plein nord-est dans la gravelle et la poussière. La roulotte écope. Tant bien que mal, nous calfeutrons les fenêtres avec du ruban adhésif. Le paysage, sans la double ligne des poteaux électriques qui lacérait les abords de la route depuis Chibougamau, devient plus harmonieux, plus lumineux. Les petits lacs, de chaque côté, reflètent la splendeur des épinettes noires riveraines. Il y a plusieurs semaines, lors du repérage, nous avions prévu quelques arrêts le long de ce chemin afin de marcher, seul ou en duo, un conducteur amenant l’auto et la roulotte quatre, cinq ou même dix kilomètres plus loin, afin d’attendre les randonneurs. Ce petit manège nous aurait permis d’expérimenter une nouvelle facette du pèlerinage : celle de marcher en silence, ou bien en discutant tranquillement, tout en longeant les lacs et la forêt, de manière à vivre une espèce de petit « Compostelle » nordiciste. Mais le temps nous est compté. En effet, la météo annonce pour demain du temps plutôt tourmenté avec des orages. De plus, la chaleur qui règne depuis plusieurs jours et surtout l’absence de pluie ont asséché la route : d’immenses nuages de poussière sont sans cesse soulevés par des camions géants, rendant la marche beaucoup moins attrayante. Bref, parce que nous souhaitons atteindre l’Antre de marbre aujourd’hui même, nous reportons donc à plus tard l’idée de « petites marches de pèlerinage ». Un jour, nous nous reprendrons.

51eparallele

Le 51e parallèle

Le pont de la Témiscamie apparaît après 172 kilomètres, au-delà de la limite symbolique du 51e parallèle. Nous préparons les bagages, descendons le canot au bord de l’eau et le chargeons avec la nourriture (placée dans une glacière ronde qui devrait servir d’abri — bien relatif! — aux possibles incursions des ours), une petite tente, les sacs de couchage, les matelas de sol, une carabine, les vêtements de pluie, des vestes de sécurité et du matériel pour tourner — caméra et micros —, sans oublier le matériel liturgique de Pierre-Olivier et le célèbre charango. Après une collation rapide, nous prenons le large. Il est 13 heures 45. Pierrot a pris place tant bien que mal au centre du canot et de tous les bagages. Isabelle pagaie à l’avant ; Jean à l’arrière. Il vente de l’ouest, sans trop de rafales. Nous filons plus rapidement que prévu. Le bruit des nombreux camions passant sur la route et sur le pont au-dessus de la rivière finit par s’estomper. Un calme majestueux nous envahit. Au cœur des houles, il nous faut prendre les vagues au sérieux, surtout que le petit canot « prospecteur » avec lequel nous remontons le courant est un esquif conçu pour les rapides, donc très maniable, sans quille, versant et instable par gros temps. Cette embarcation doit être considérée avec politesse, surtout lorsque le plat-bord touche la crête des vagues. Mais tout se place bien vite. L’équilibre règne parmi nous et partout dans le canot, ce qui fait que nous chantons, avec intensité, dérangeant probablement un brin les êtres de la forêt tant notre enthousiasme est grand. Nous entonnons toutes sortes de chants avec une saine joie d’enfants, en inventant à loisir des paroles qui n’ont parfois pas grand sens.

Chanter sur la Témiscamie

Canoter sur la Témiscamie

Jean jette sa ligne à l’eau dans l’espoir d’accrocher un brochet, pour accompagner le souper, mais ce n’est pas une grande idée. Il vente beaucoup trop, et le canot reste instable. Et puis, où le mettrait-on, ce grand carnivore du Moyen Nord? Tout le canot est occupé! Fin de la courte séance de pêche! Chaque fois que nous cessons de chanter, la beauté et le silence tout autour nous ravissent tellement que notre joie surabonde, l’emporte, et nous recommençons de plus belle. Isabeau s’y promène, à trois voix s’il vous plaît, est notre grand succès ; Youpi-ya Youpi-yé, à trois voix aussi, notre leitmotiv. La Témiscamie se laisse peu à peu remonter sans grande difficulté, le courant s’y trouvant étalé sur quasiment deux cents mètres de large. Avons-nous trouvé la fameuse rivière qui coule dans les deux sens? Ou n’est-ce pas plutôt le vent qui nous pousse? De fait, nous glissons bien, comme si nous étions gréés d’une voile. Après deux heures de route, nous stoppons sur une petite île sableuse. Le soleil plombe ; les Tropiques sont peut-être fort éloignées du 51e parallèle, mais ¡qué calor! Tout le monde se lance à l’eau, ce qui redonne aux cerveaux et aux membres des énergies neuves. Plaisir de l’eau fraîche et des muscles tonifiés, ajouté à une joie d’excursion inespérée. Vive le capitaine, s’écrient les matelots! Y en a pas comme lui! Si y en a, y en a pas beaucoup!

Des bécasses courent sur les berges. Un aigle semble vouloir nous indiquer quelle est la direction à suivre. Nous repartons en cherchant l’entrée de la baie menant vers la Colline blanche, plutôt étroite, qui sera sur la rive sud. Cette petite porte entre les arbres s’avère finalement plus proche que prévu. À quelques reprises, Isabelle a de fortes impressions que c’est là! c’est là! Elle l’indique du doigt. Bien sûr, nous avons tous aperçu, au loin, une plaque blanchâtre entre le vert des épinettes, indiquant une longue coulée de quartzite. La Colline blanche se trouve dans les parages. Mais Jean a l’impression que l’entrée de la baie se trouve camouflée derrière une pointe située un peu plus en aval, plus loin là-bas… Un grand loup gris, qui trottinait sur la rive nord, nous lance un regard suspicieux, un seul, avant de prendre le bois. Instant d’une rare qualité que cette rencontre inopinée, dans le cours d’un voyage d’exploration nordique! La rivière se rétrécissant pour former un rapide inconnu, le capitaine avoue à ses compagnons qu’il était dans les patates. La baie se trouve bel et bien en amont. On vire de bord, ayant maintenant à affronter de grosses bourrasques. Après un nouveau 30 minutes de canotage, nous touchons enfin au but, non sans garder en mémoire la vision de ce grand loup du Nord, prince des forêts. À 17 heures 30, nous débarquons le matériel au fond de la baie, dans les herbages, sur une berge boueuse. Commence un portageage qui devient vite éreintant, considérant la chaleur — il fait 29 degrés Celsius! — afin de tout hisser à l’Antre de marbre, à mi-pente de la Colline blanche. Même s’il n’y a pas cent mètres de dénivelé, il fait humide comme sur les rives de l’Amazone, et tout le monde sue et souffle à cause des deux ou trois aller-retours qu’il faut pour tout apporter à bon port. Les pagaies et les vestes de sécurité, de même que la boîte de matériel à pêche, sont laissées sous le canot. Tout le monde a faim. Mais on prend le temps de monter la tente et d’explorer un brin : la lumière est trop belle. Nous allons dormir à l’endroit même où séjourna le père Laure avec ses guides innus. Cela nous transporte et nous excite.

Campement

Le campement à l’Antre de marbre

Suit un excellent souper fait de pétoncles et de riz : succulent! Les repas dont on se souvient le plus se prennent souvent en pleine nature, après de grands efforts. Il faut parfois beaucoup de travail — associé à une foi véritable en la voie tracée pour soi et par soi — pour arriver à certains instants primordiaux, tel celui que nous vivons, alors que tout prend son sens. L’extrême sens sacré du lieu et des êtres qui y passent, y campent, depuis toujours, se magnifie. Instant de recueillement tranquille, en cette soirée de fin du mois d’août, aux abords de la Témiscamie, au sommet de la Colline blanche, non loin de la chaîne des monts Otish. Il faut la plupart du temps beaucoup de sueur et d’entraide, en plus d’une réelle dose d’humanité et d’une véritable intelligence — en concordance avec les forces de la nature —, pour que surgissent de tels moments d’harmonie entre les êtres et le monde. Il faut savoir tenir compte du vent et des nuages qui menacent, du courant et des eaux tumultueuses, de tout ce qui peut être utile comme matériel et comme nourriture pour la survie. Il faut apprendre à lire les sentiers, les falaises, les caps et les passes parfois dangereuses. Vivre une expédition en forêt boréale n’est jamais facile. Il y a plusieurs marches forcées, et l’équipement à transporter, et des intempéries et des moustiques, ces maîtres de la Boréalie depuis des centaines de millions d’années. Mais quand enfin on parvient au lieu auquel on rêvait, et qu’on peut s’y recueillir en remerciant le monde, eh bien, c’est là qu’une « route sacrée » finit par prendre tout son sens. Rien n’est alors insensé, même les courbatures ou les élancements dans les bras, même la boue entrée dans les souliers. Chaque détail prend une signification d’autant plus grande qu’il participe à l’envol de paroles plus solennelles que celles de la vie dite « normale » — paroles à la fois plus intimes et plus universelles. Nous nous sentons en communion avec le monde.

Priere

Préparation d’un temps de prière sur la Colline blanche

Le soir de notre sixième jour d’expédition, au coucher du soleil, sur la crête de la Colline blanche, la voûte céleste semble vouloir participer à notre équipée. Pierrot, en sa qualité de prêtre, guide notre prière. Tous assis sur la quartzite polie, l’émotion nous gagne, une émotion faite de profonde humilité. Impression d’entrer en résonance avec la création du monde et toute sa perpétuation, avec apaisement. La nuit venue, nous redescendons vers la tente montée dans l’Antre de marbre. Mais bientôt, encore tout animés par leur prière du crépuscule, Isabelle et Pierre-Olivier retournent vers le sommet. Ils rêvent d’étoiles filantes et de Voie lactée pulsatile. Nuit de fête. Nuit de paix. Songeant au labeur du lendemain, Jean choisit plutôt de se coucher.

Cinquième jour

Textes 1 : Nataq et Les Yankees (Richard Desjardins), Isuma (Jean Désy), Maria Chapdelaine (Louis Hémon), Menaud, maître-draveur (Félix-Antoine Savard)

Textes 2 : (à venir)

Contexte : de Chicoutimi à Chibougamau

Dans l’auto : Kalinka (New York Russian Choir), Ya Hey (Vampire Week-end), x?y?z? (Damon Albarn),  Feeling Groovy (Simon & Garfunkel), Sans regret (Brigitte Boisjoli), Un Canadien errant (Whitehorse), Quand on est en amour (Patrick Norman), Mille après mille (Fred Pellerin)

Il y a des jours où il fait chaud. Caniculaire au Saguenay en ce cinquième jour de notre expédition. Nous partons vers le nord en empruntant la route qui contourne le lac Saint-Jean du côté est. Bref arrêt à Péribonka, parce que Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, demeure une œuvre encore très présente dans nos pensées, dans nos vies, dans notre littérature, et partout dans le pays « belluet ». Sur la route, Isabelle nous lit d’ailleurs un passage du roman où Maria s’imagine avec douleur la mort de François Paradis, au cours d’une tempête de neige. Comme la nature sauvage reste menaçante dans l’esprit de certains… Mais le nord du lac Saint-Jean, aujourd’hui, n’a absolument rien d’hivernal. Nous atteignons La Doré vers 13 heures, après un dîner dans un petit parc de Saint-Félicien, où l’on souligne, grâce à un monument fort joli, l’histoire de l’exploration nordique du pays, dont le voyage du père Albanel jusqu’au lac qui porte son nom, en 1672. Puissante histoire! Et parce que nous avons un peu de temps, et parce qu’il fait si « tropicalement » beau, et parce que Jean, qui a descendu l’Ashuapmouchouane il y a dix ans, rêve depuis longtemps de la revoir de près, surtout ses chutes et son si long portage, nous filons vers les rapides de La Chaudière par un petit, très petit chemin de bois, très cahoteux. Après cinq kilomètres, la roulotte est abandonnée dans un chemin de travers ; les chutes se trouvent encore loin, dix kilomètres plus loin, dans le bois profond, et il ne faudrait pas casser un essieu de roulotte car ce serait la guigne, et une sérieuse remise en question de la suite de l’expédition. Nous poursuivons donc sans roulotte, découvrons les fameuses chutes, et juste en aval, une vaste baie où la baignade est sublime. Pierre-Olivier et Isabelle nagent assez loin au large, expérimentant la force d’un remous de courant. Jean se remémore alors que c’est cinq cents mètres plus loin, lors de sa descente de la rivière il y a dix ans, que le canot de ses compagnes de voyage avait cravaté : la coque trouée, la réparation d’urgence, la fibre de verre qui avait permis de continuer la descente jusqu’à La Doré. Après une bonne heure dans le bois, imprégnés de la force folle des chutes, nous reprenons le petit chemin et la roulotte, croisons trois perdrioles, et filons vers Chibougamau. Nous sommes attendus chez Janique et Carol, de grands amis de Pierre-Olivier, pour un souper, et la fête, et bien des rires, et les souvenirs du temps où Pierrot était vicaire à Chibougamau (pendant cinq ans et demi!), et le charango et des chants scouts autour du feu, dans la nuit, derrière la maison, en pleine petite ville nordique qui exulte sous les étoiles par un si beau temps d’été.

Isa