Onzième jour

Texte 1 : Betsi Larousse (Louis Hamelin)

Texte 2 : à venir

Contexte : de Mashteuiatsh à Sainte-Brigitte-de-Laval, en passant par Lac-Bouchette

Dans l’auto : Hymne acathiste, Salve Regina (Francis Poulenc), Misa Criolla (Ariel Ramirez), Le vent nous portera (Noir Désir), Abbey Road (The Beatles)

L’expédition tire à sa fin. Pourtant, rien ne nous paraît terminé, bien au contraire. Tout va se poursuivre, La route sacrée n’en étant qu’à ses premiers milliers de kilomètres. Cette « route » est un chemin nomade, pérenne, tourné vers l’avenir, mais fortement ancré dans l’Histoire, dans notre histoire à nous, habitants de la péninsule Québec-Labrador, comme aime la nommer le géographe Louis-Edmond Hamelin.

Au cours de ce périple vers l’Antre de marbre, comme lors du retour, nous avons volontairement souhaité amalgamer les univers de la matérialité et de la spiritualité. Le voyage en canot sur la Témiscamie, précédé de la visite à Pessamit et de la rencontre si intrigante avec Ronald Bacon, elle-même suivie par plusieurs rencontres fort émouvantes, à Chibougamau et à Mistissini, ne sont que des préludes à plusieurs mois, sinon à des années de nouvelles aventures que nous vivrons pour écrire, raconter et rencontrer, encore et encore, pour filmer, photographier et mieux partager nos trouvailles et nos réflexions. Suivre les traces d’un missionnaire qui aima profondément le pays, au début du XVIIIe siècle, ne peut que contribuer à notre quête identitaire, encore si essentielle dans la société où nous évoluons à ce moment-ci. Nous sentons l’importance de discuter, sans faire preuve de prosélytisme, sans trop insister sur la foi et la théologie, sans vouloir convaincre qui que ce soit des valeurs actuelles du catholicisme, qui survit malgré tout, en terre québécoise, considérant plusieurs décennies, sinon des siècles de grandes souffrances imposées par le phénomène religieux — d’où ce mot quasi tabou de « religion », maintenant, au Québec. Nous sentons aussi, plus que jamais, l’importance de camper, d’admirer des baleines, ou de simplement canoter sur une rivière hautement nordique. Le sacré se trouve là où on le cherche. Restons en quête pour aborder certains lieux qui ne se dévoilent pleinement que dans cette ouverture. Car le « sacré du monde » ne doit-il pas être constamment recherché pour se manifester?

Sur la route après Mashteuiatsh, en direction du parc des Laurentides, Pierre-Olivier nous propose un détour par le lac Bouchette et l’ermitage qui s’y trouve, un des quatre grands lieux de pèlerinage du Québec (avec l’oratoire Saint-Joseph, le sanctuaire de Notre-Dame-du-Cap et la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré). Un certain Elzéar Delamarre, au début du siècle, grâce à une foi inébranlable, rêva de ce site, sur la rive nord du lac, qui devint, avec le temps, un lieu où nature et spiritualité se marient d’une manière absolument réussie : la « petite grotte de Lourdes », le monastère comme la grande église, tous entretenus par les capucins, s’amalgament avec art aux épinettes blanches et aux bosquets de fleurs vivaces. Un homme fort du Québec, Victor Delamarre, est venu prêter main forte — c’est le cas de le dire — à son oncle Elzéar pour l’édification de cet ermitage. Comptant comme à notre habitude sur un certain hasard, nous gravissons l’escalier menant à l’église pour arriver au début d’une célébration. Trois jeunes filles assurent le chant. Il y a aussi un organiste. Nous songeons à certains instants de grâce, vécus au sommet du mont Saint-Michel, en Bretagne, ou dans la nef de l’église du Sacré-Cœur, en plein Paris… Une magie opère ; oserait-on la qualifier de « mystique »? Nous sommes heureux, tranquillement heureux. Alors, nous chantons, avec émotion, pour accompagner les trois jeunes femmes et les fidèles, une cinquantaine de personnes peut-être.

MM Delamarre, Pierrot et Jean

MM. Delamarre, Pierrot et Jean

Puis nous repartons. L’autoroute du parc des Laurentides, avec ses voies doubles, nous gâte. Nous parlons beaucoup, nous discutons de ce que nous avons vécu aujourd’hui comme au cours des jours précédents, puis nous écoutons de la musique, le dernier tronçon du voyage étant totalement occupé à hurler des dizaines de tounes des Beatles. And in the end, the love you take is equal to the love you make…

Dixième jour

Texte 1 : La marche à l’amour de Gaston Miron

Texte 2 : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » (Mc 12, 28-34)

Contexte : de Mistissini à Mashteuiatsh, en passant par Chibougamau, le Sentier du bonheur et le lac d’Aigremont

Le dixième jour, il y a de la légèreté dans l’air. Il fait encore un temps magnifique autour de Mistissini la crie. Nous sommes parfaitement reposés, ayant profité de l’accueil des amis de Pierrot qui étaient si heureux de le revoir, des gens qui lui ont signifié, chacun à sa manière, comment ils appréciaient la joie profonde qu’il dégage. Il faut dire que nous avons aussi vécu un moment de folle camaraderie sur le lac Mistassini, la veille, tout en pêchant et en « slamant » dans le canot! Montage vidéo à venir…

Nous quittons Mistissini en milieu d’avant-midi en direction du lac Saint-Jean. Nous avons décidé de ne pas filer d’emblée vers Québec, aboutissement de notre expédition. Ensemble, nous convenons qu’il serait significatif de nous arrêter au camping de Mashteuiatsh, sur la rive ouest du Piekouagami, tout près du village innu qui fait comme une pointe dans les eaux du lac. Nous avons encore du temps et, surtout, nous ne sommes pas pressés. Le voyage a pris d’une certaine manière une tournure de grand calme. Nous profitons de la route pour discuter de toutes sortes de choses, notamment de poésie. En lisant La marche à l’amour, nous faisons nôtres certaines images de Miron en nous interrogeant : de quelle façon sommes-nous « entêtés d’avenir »? Peut-on d’ores et déjà penser à certaine suites de La route sacrée? Toutes sortes d’idées nous viennent en tête…

chapelleJuste après Chibougamau, où nous avons visité un magasin tenu par la fille d’une amie de Pierrot, Alexe, — et où d’ailleurs Isabelle s’est procuré des mitaines en peau de loutre, magnifiques, qui ne lui serviront qu’en janvier, mais qu’à cela ne tienne —, Pierre-Olivier nous suggère de nous arrêter le long de la route, un peu avant la fourche en direction de Chapais. Il y a là un site religieux aménagé en pleine forêt, le « Sentier du bonheur ». À cinq minutes à pied de la route, nous découvrons une minuscule chapelle, toute en bois, émouvante par la beauté toute simple qui s’en dégage. Pierre-Olivier avait promis à l’instigatrice de ce site, son amie Dany Larouche, de le bénir : une fois que nous sommes réunis à l’intérieur de la petite chapelle, c’est ce qu’il fait. Il ne savait pas quand il pourrait donner cette bénédiction si symbolique… mais voilà que nous avons pu entrer sans difficulté, bien qu’il n’y ait personne sur place. Vive les chapelles déverrouillées! Nous nous sommes recueillis un instant alors que les peupliers et les geais bleus, à l’extérieur, semblaient se réjouir avec nous. Pas de cadenas ici. Aucun déchet dans les sous-bois ou autour des rangées de bancs disposées devant une estrade où, parfois, il y a des spectacles de musique. Cet espace sacré est évidemment protégé, habité, aimé. Comme il est écrit sur un panneau de bois près de la route, il a été conçu par les Chibougamois pour « le bonheur ». L’hiver, les gens y parviennent en motoneige, organisent des fêtes pour souligner Noël. Voilà un site bien adapté à la nature nordique! Œuvre de gens visionnaires, dynamiques, au service de la communauté, ayant à cœur de l’enrichir. Nous en sommes émus.

La traversée du parc de Chibougamau se fait sans encombre. Nous stoppons près d’un petit lac, tout près d’une halte routière, pour la baignade quotidienne de Pierre-Olivier. Jean se sauce pendant une seconde et quart avant de sortir de l’eau en courant. La canicule se poursuit, mais les lacs de la région gardent tout de même plusieurs traits nordiques…

Nous parvenons enfin à Mashteuiatsh. Dès notre arrivée au camping, malgré la fête du travail qui est toute proche, on nous annonce qu’il y a encore un site libre juste au bord du lac. Quelle chance! Nous y reculons la roulotte, entre les arbres, puis commençons à débarquer le matériel. Soudain : le train! Un grondement puissant, suivi de plusieurs longs coups de sifflet. L’engin passe peut-être à cinquante mètres du camping! Ouille! Mais ce n’est pas grave. Après quelques minutes, le tonnerre s’apaise. À l’accueil, on nous dit qu’il ne faut pas trop nous en faire… Nous courons vers la plage, admirons un lac miroitant, au soleil couchant, une vraie splendeur, à quelques mètres seulement de notre campement. C’est le temps de manger, de fêter ce dernier soir en expédition. L’eau est mise à bouillir pour le spaghetti traditionnel. Soudain : un party! Un vrai gros party de plage avec système de son plus que puissant, chez les voisins, sur un terrain privé juste à la limite du camping. Fiesta tout ce qu’il y a de bruyant. Un couple de campeurs, assis près de leur Westfalia, à notre droite, nous disent croire qu’il s’agit d’une simple cours de Zumba. Ah bon… dans une heure, donc, tout devrait être redevenu paisible. Nous préparons le souper, mais il y a une certaine tension dans l’air. Même dans la roulotte, les fenêtres fermées, le bruit est assourdissant. Une heure et demie plus tard, rien n’a cessé. Le party semble enclenché pour toute la soirée. Nomades que nous sommes, nous remballons pour nous enfuir à l’autre bout du camping dans un petit trou déniché entre les arbres, heureusement encore disponible car plus éloigné du lac. Nous y replantons la tente. Le soir tombe. Nous dormirons en paix.

Ainsi va la vie dans bien des campings contemporains nord-américains. Autour d’un petit feu, nous nous redisons comment cette expédition put être à la fois pleine et paisible, sauf pour ces quelques moments plus rudes, toujours au sein des grands groupes. Quand vient le temps de chanter, Pierrot hésite à sortir son charango. Même s’il n’est que 20 heures, nous nous souvenons de l’épisode du camping, près des Escoumins, où une dame était venue nous avertir que les instruments de musique étaient défendus… M’enfin! Le nomadisme permet de ne pas devoir vivre trop longtemps collé aux agglomérations de véhicules récréatifs sophistiqués… Ce qu’il faut, c’est reprendre la route, chercher le Nord et d’autres chemins nordiques, d’autres Témiscamie, derniers refuges pour les silences les plus habités — espaces où la solitude la plus saine peut être partagée avec les plantes, les animaux, et parfois, avec les humains.

Piekouagami

 

 

Neuvième jour

Texte 1 : le chapitre sur Madame Montour dans Elles ont fait l’Amérique (Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque)

Texte 2 : la rencontre entre Jésus et la Samaritaine (Jn 4, 1-30)

Contexte : Vagabondages dans Mistissini

Réveil à Mistissini, sur la rue Petawabano. Aujourd’hui, il fera beau. Mais nous prenons notre temps, tout notre temps, et puis, chaque jour il nous faut nous poser pour écrire à propos des plus forts moments du voyage — particulièrement ce qui s’est passé à l’Antre de marbre —, ou méditer, ou en parler, afin de ne pas être seulement dans l’action. Une voyagerie, une aventure, une expédition prend un sens accru, sinon tout son sens, dans la mesure où à travers les préparatifs et la vie matérielle intervient une vie plus spirituelle, plus poétique, plus méditative, plus « sacrée ». Tant de choses vécues ; tant de choses à vivre. Après des jours entiers sur la route, après avoir affronté de grands vents en canot, sur la Témiscamie, il y a lieu de respirer, de contempler le ciel et ses nuages, tout en laissant la rêverie éveillée faire son boulot, peut-être le meilleur boulot qui soit.

La petite ville crie de Mistissini dégage beaucoup de dynamisme. Tant de constructions neuves, en pleine forêt boréale, au cœur d’un développement tourné vers le lac — un immense lac et ses splendeurs, le plus long lac naturel du Québec. En compagnie de Julie, qui nous a si gentiment reçus chez elle, nous poussons une pointe jusqu’au nouveau pont qui enjambe un des bras du lac, près d’un ancien brûlis, où l’on prévoit bâtir plusieurs maisons neuves. Ce pont a été créé grâce à d’immenses poutrelles, toutes en bois, assemblées aux Chantiers Chibougamau, avec des arbres coupés dans la région. Ce n’est pas rien de le souligner : ces poutrelles étant devenues la marque de commerce de cette industrie chibougamoise. Qu’elles aient servi à l’édification d’un pont à Mistissini, là où grouillent tant de projets, nous apparaît signifiant. C’est la rentrée scolaire aujourd’hui. Les enfants et les adolescents sont partout, la sève neuve d’une parole qui s’affirme un peu plus chaque année, une parole que les Sudistes devront apprendre à mieux écouter.

Nous allons aussi visiter le vieux cimetière cri, tout près de l’auberge. Sous les peupliers faux-tremble, nous marchons lentement, devisant, lisant quelques épitaphes, admirant tout particulièrement plusieurs petites clôtures en bois, peintes de différentes couleurs, parfois simplement placées dans les herbes, sans lien précis avec une croix ou une pierre tombale. Les petits rectangles formés par ces clôtures créent comme des sépultures pour les âmes qui semblent ainsi avoir plus d’espace pour voler. Nous déambulons dans ce cimetière indien pour nous y recueillir, certes, mais aussi pour partager notre plaisir de vivre en prenant quelques photos. On se promène ici comme on ne le fait presque plus, nous semble-t-il, dans les cimetières du monde sudiste. Qu’est-il devenu, ce Sud dorénavant composé de grands boulevards et d’autoroutes et de Pizza Hut et de Tim Hortons à profusion, en plus des édifices à soixante-dix étages et des centres d’achats qui poussent plus vite que le chiendent? Soit dit en passant, le Tim Hortons de Mistissini a ouvert ses portes depuis peu et paraît-il que les gens de Chibougamau n’hésitent pas à parcourir plus de 150 km pour venir y faire leur tour… (Car il n’y a pas de Tim Hortons à Chibougamau, vous l’aurez compris.) Osons croire que l’univers sudiste arrivera à s’associer à celui de l’autochtonie nordique qui, de fait, donne le ton à la vie harmonieuse de bien des humains dès qu’on se trouve au-delà du 49e parallèle. Quant à nous, au moment de clore notre promenade à Mistissini, c’est le shaputuan qui nous éblouit. En fait foi ce petit film :

En fin d’après-midi, après avoir laissé Julie chez elle, nous reprenons la route en direction sud, sur une quinzaine de kilomètres, afin de trouver un accès au lac, une plage où nous pourrons mettre notre canot à l’eau. Il vente du nord-ouest, assez fort, mais les nombreuses îles semées sur la partie méridionale du lac Mistassini nous protègent. Pierre-Olivier rêve de pêcher quelques poissons. À de nombreuses reprises, il lance sa ligne autour de quelques îles, mais sans succès. Jean a pourtant déjà attrapé ici même quelques beaux brochets, en compagnie de son ami Gérald Dion. Nous chantons, blaguons, filmons, tout en pagayant doucement, ou en nous laissant dériver, poussés par un vent chaud, jusque dans une baie profonde où, enfin!, Pierrot attrape un petit brochet. Jean en fait de minces filets afin d’éviter les arêtes. Un seul poisson contente tout le monde! Il servira d’entrée pour le souper.

ile_mistassini

Nous nous rendons ensuite chez Gérald Dion, qui attend deux amis avec lesquels il doit partir le lendemain pour l’Antre de marbre (eh oui!). Là, tout en mangeant, nous placotons à propos du chamanisme, du Nord et de la vie chez les Cris (Gérald est médecin au Eeyou Istchee depuis plusieurs décennies). Lorsque ses amis Guylaine et Rock débarquent enfin, en milieu de soirée (il s’agit de leur première visite à Mistissini), la conversation s’engage sur leur dernière aventure commune dans les monts Torngat, à la frontière du Nunavik et du Labrador, il y a un an. Que de péripéties grâce au Nord!

Nous les laissons bientôt pour retourner à nos écrivages et à nos archivages de fichiers photo et vidéo, chez Julie et Marcel, et surtout pour discuter encore une fois des liens de plus en plus nombreux que nous sentons s’établir entre notre propre voyage et l’entreprise du père Laure, en 1730. En canot, cet après-midi, nous avons inventé une espèce de slam où il était question du « père Laure 2 ». Que de sérénité, en particulier grâce à la présence de Pierre-Olivier, depuis le début de cette aventure!

Huitième jour

Contexte : de l’Hôtel Chibougamau à la rue Petawabano (Mistissini)

Nous sommes tous revenus de la Témiscamie fatigués, sales, bouetteux — tous, incluant la roulotte. Considérant l’heure tardive, nous avons pensé qu’il valait mieux ne pas déranger les amis de Pierrot, Janique et Carol, qui nous avaient si gentiment accueillis quelques jours plus tôt. Et puis, il fallait de l’espace, beaucoup d’espace, pour tout mettre à sécher. Pendant qu’Isabelle et Pierrot commandaient quelque chose à manger dans une gargotte de la rue principale, Jean partait à la recherche d’un lieu pour dormir. Bizarrement, au premier hôtel visité, on lui a répondu que s’il n’y avait plus aucune « chambre standard » disponible, il y avait néanmoins des petites chambrettes pour « travailleurs », moins chères, mais, détail non négligeable, si une femme devait y loger, elle n’aurait pas le droit d’utiliser ni les toilettes ni les douches, celles-ci étant situées dans une salle commune. Ébahissement. Vraiment, en 2014! Outre les « travailleurs », ces gens qui, entre autres, œuvrent à la construction du site minier Stornoway, il y a sûrement quelques « travailleuses » dans les environs! M’enfin. C’est finalement à l’Hôtel Chibougamau, au centre-ville, que nous avons passé la nuit, après avoir accroché un peu partout le matériel détrempé.

Et nous voilà donc au huitième jour du périple. Tôt le matin, Jean déniche un garage où il y a tout ce qu’il faut pour retirer l’épaisse couche de boue engluant la roulotte. Il faut aussi faire quelques achats, à l’épicerie, puis se rendre à la quincaillerie pour se procurer du Duct Tape (matériel plus qu’utile en expédition), des pentures, de même que deux longues vis afin de remettre en place le joug du canot qui s’est défait la veille et qui empêche qu’un seul portageur puisse le manipuler. Dans la roulotte, plusieurs armoires ont été bousculées par les innombrables cahots des 300 kilomètres de route de gravelle. Il y aussi un trou gros comme le poing dans le flanc gauche, creusé par les cailloux qui ont constamment été projetés de chaque côté. De la pierraille et de l’eau s’y sont accumulées. Il faut boucher cette ouverture, et au plus vite, sinon l’éventrement ne fera qu’empirer. Blessures et cicatrices du matériel vont quasiment de soi en cours d’expédition. Mais l’essentiel, toujours, c’est que la fatigue des aventuriers, ou les difficultés qu’ils ont pu vivre lors de certains moments plus rudes, ne viennent pas troubler l’harmonie du groupe. Réparer une pièce de matériel n’est rien quand on compare avec le travail de réparation auquel il faut s’adonner lorsqu’une âme a été blessée par un mauvais mot, par une gaucherie. Considérant que nous avons eu de la chance qu’il ne soit survenu aucun problème technique majeur jusqu’à maintenant, pas même une crevaison, il faut redire à quel point l’important dépend de la joie sincère qui nous unit, qui nous émeut, qui nous donne envie de poursuivre, de nous rendre jusqu’au lac Mistassini pour y pêcher, peut-être, afin de mieux connaître l’univers cri!

Nous choisissons de dîner sur la rive est du lac Chibougamau, un peu passé le Rainbow Lodge et la cascade où ce même lac se jette dans le lac aux Dorés. Grâce à une mixture de résine et de durcisseur, Jean en profite pour fixer un carré de fibre de verre sur le trou creusé dans le flanc de la roulotte. Les moustiques se font rares ; le temps est frais et nuageux ; les aventuriers sont contents, encore fatigués de leur journée de la veille, mais tout baigne, l’atmosphère est à la grande camaraderie, et les discussions philosophiques vont bon train, particulièrement à propos de certains textes sacrés. Si une grande étape a été accomplie — l’aller-retour en canot jusqu’à l’Antre de marbre —, le voyage se poursuit. Dans un élan d’enthousiasme, Pierrot fait même l’exégèse des textes figurant sur les emballages de bacon Lafleur.

En après-midi, nous rendons visite à de grands amis de Pierrot, Julie et Marcel, qu’il a rencontrés lorsqu’il travaillait à Chibougamau il y a une quinzaine d’années. Pierrot a fort bien connu les deux filles du couple alors qu’elles étaient toutes jeunes — celles-ci le considèrent un peu comme leur oncle. Maintenant, elles ont quitté Chibougamau ; Julie et Marcel nous disent qu’elles sont bien tristes de manquer la visite de Pierrot. Comme il est émouvant de percevoir chez ces Chibougamois l’immense bonheur qu’ils ont de revoir leur ami prêtre. Aujourd’hui est un grand jour pour eux puisqu’ils déménagent pour s’installer à Mistissini, dans la maison que le Conseil cri leur prête, rue Petawabano. Marcel est infirmier en santé publique et cela fait déjà plusieurs mois qu’il travaille à Mistissini.

Puisqu’ils ont encore bien des choses à régler à Chibougamau, nous décollons avant eux en direction de Mistissini. Grâce à leurs clefs, nous pourrons faire une première brassée de lavage dans leur nouvelle maison. Après 80 kilomètres de route vers le nord, Mistissini apparaît, pareille à une ville neuve, pleine de dynamisme. La moitié des constructions n’ont pas dix ans. Peu après notre arrivée, nous filons vers l’auberge, sise devant le lac, où se trouvent les bureaux touristiques. Nous rêvons de dénicher un guide qui accepterait de nous emmener à la pêche sur le lac, dès demain si possible. Un jeune Cri, Andrew, nous explique que tout le monde est trop occupé, que lui-même doit partir dans quelques heures en direction d’une pourvoirie crie située dans une baie, à l’entrée de la rivière Rupert, non loin de la fameuse pierre qui donne son nom au lac, « Mista Assini », le « Grand Rocher ». Il nous aurait fallu réserver plus longtemps d’avance… Andrew nous dit cependant que si jamais nous trouvons quelqu’un pour nous guider, nous pourrons le recontacter, grâce à son cellulaire, et, ce soir même, il pourra nous vendre les permis nécessaires afin de pêcher en toute légalité sur le territoire cri. Ces permis doivent s’ajouter à nos permis de pêche du Québec. Quand Jean lui demande si nous avons besoin de tels papiers pour nous promener en canot et pêcher dans les environs, il répond : « Bien sûr que non! », comme si la pêche dans un petit esquif sans moteur comme le nôtre ne menaçait aucunement l’économie locale! Nous aimons cette manière très « indienne » de voir les choses.

Superbe auberge de Mistissini

Superbe auberge de Mistissini

Tous, nous apprécions la beauté de l’architecture des nouveaux édifices de Mistissini. À l’auberge, devant les grandes fenêtres de la salle à manger, le lac scintille. Sur un mur, près de la sortie, accompagnant plusieurs photos d’époque, nous découvrons même une carte du père Laure sur laquelle l’Antre de marbre se trouve parfaitement identifiée. C’est fou, depuis nos tout premiers pas dans cette aventure, nous ne cessons de tomber sur des indices reliés au père Laure. À ce stade du voyage, revoir son nom et ses cartes ici, à Mistissini, c’est comme recevoir un clin d’œil d’un vieil ami!

Extrait de la carte du père Laure à Mistissini

Détail de la carte du père Laure à Mistissini

Près de l’auberge, à cinquante mètres, il y a le vieux cimetière cri, protégé par une forêt de peupliers faux-trembles. Nous comptons y revenir bientôt, mais pour l’instant, nous allons rejoindre Julie et Marcel qui nous ont invités à souper. Nous stationnons la roulotte au bord de la rue. Jean va y dormir. Dans la maison, il y a deux chambres d’amis qu’occuperont Isabelle et Pierre-Olivier. Vivre à Mistissini, en plein pays cri, est un plaisir.

Septième jour

Texte 1 : La montagne secrète (Gabrielle Roy)

Textes 2 : Livre d’Isaïe (Is 22, 19-23), Psaume 138, Évangile de Matthieu (Mt 16, 13-20)

Contexte : de la Colline blanche à l’Hôtel Chibougamau

Aurore

Lever de soleil sur la Témiscamie

Dès l’aube, Isabelle part explorer les environs. Sa nuit a été courte. Après une nouvelle excursion au sommet de la Colline pour assister au lever du soleil, elle se rend à la baie où nous sommes arrivés la veille. Près du canot renversé, elle note que la caisse contenant le matériel de pêche a été bousculée. Sur deux côtés, de grosses griffes l’ont perforée! Rien n’a été brisé cependant, pas même un petit sac de détritus laissé là par mégarde, et que l’ours a négligé. Car c’est évidemment un ursidé qui a fouiné autour du canot. Il aurait pu s’y attaquer ; des coureurs de bois racontent des histoires de canots lacérés par les ours. Heureusement qu’Isabelle a un vaste répertoire de chants pour rendre sa marche matinale bien sonore. Cent mètres plus loin, sur la rive, elle photographie la piste de la bête, de grosses pattes griffues ayant marqué la boue. L’ours était bien sûr en quête de nourriture, comme toujours, même si à ce temps-ci de l’année, les bleuets bien mûrs sont innombrables dans la taïga.

Pierrot

Préparatifs pour la messe

Nous déjeunons, puis démontons notre campement. Tout est fin prêt pour que Pierre-Olivier dise la messe, l’événement qui, depuis nos premières rêveries à propos de La route sacrée, se trouve au cœur même de notre expédition, dans l’esprit de ce que purent vivre le père Laure et ses compagnons, ici même, en 1730. Cette messe doit être filmée. La caméra, installée sur un trépied, est mise en marche. Pierre-Olivier a revêtu ses habits d’homme d’église, une étole propre. Sur un petit banc de canot bleu, déposé sur la glacière, est étalée une simple nappe où l’on retrouve un calice, une hostie dans sa patène, deux petites bouteilles (le vin et l’eau), une chandelle, une croix, en plus d’une Bible miniature. Le tout tenait dans une espèce de portuna, comme si Pierrot était docteur de campagne, version « soigneur d’âmes ». Isabelle et Jean se sont assis par terre, tout près. Dans l’Antre de marbre — aussi appelé « maison du Grand Génie » (sur la carte du père Laure) ou « Waapushukamukw » (sur le panneau annonçant le sentier) —, la messe commence. Tous, nous avons le sentiment que cette célébration constitue une messe « sur le monde », « dans le monde » et « pour le monde », même si c’est avec une extrême humilité qu’elle est dite. Avec émotion, nous songeons à ceux et celles qui aiment croire en la parole du Christ, à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté, à tous ceux qui souffrent de déshumanisation, d’indignité. Nous honorons la mémoire de nos défunts, des peuples perdus, prions particulièrement pour le peuple de la Loutre, dont Ronald Bacon nous a parlé à Pessamit. C’est de ce type de messe dont ont rêvé et rêvent encore tant de pèlerins sur la planète. À plusieurs moments, Pierre-Olivier chante en s’accompagnant de son charango. Nous chantons avec lui, bien sûr, avec une joie tranquille, délicate, comme si les joies les plus émouvantes de l’existence devaient se vivre sur le mode de la délicatesse. Les épinettes devant nous se balancent doucement. Comment la messe du père Laure put-elle bien se dérouler il y a quasiment 300 ans? Là n’est pas le plus important. Nous savons à quel point une cérémonie, tout comme un lieu, un paysage, une rencontre d’êtres humains, a parfois le don de prendre valeur sacrée. Le père Laure et les Innus avaient voyagé pendant des semaines, voire des mois, dans de petits canots, en affrontant de réelles difficultés, bien des longueurs de temps et moult attaques de moustiques, avant d’atteindre l’Antre de marbre. Leur expédition fut mille fois plus périlleuse et laborieuse que la nôtre. Alors, comment ne pas chercher à évoquer, même avec si peu d’informations, tous les moments de grâce qui purent avoir lieu ici à travers les âges, sur cette Colline blanche déjà consacrée par des générations de coureurs de froid et de Nord?

Croix+Jean

La croix des pèlerins

En souvenir de notre visite, Jean brêle deux tiges d’épinette préalablement ébranchées de manière à former une croix, que nous installons parmi les épinettes, au-dessus de l’Antre de marbre. Ni trop visible, ni trop invisible, elle représente notre volonté de communier, par-delà les différences, au souffle créateur qui anime le monde, ouvre nos cœurs et nous interpelle à devenir des humains humains. Nous réfléchissons à la délicate question de la « coexistence » du catholicisme et des autres religions et spiritualités — nous continuerons d’y réfléchir. Chose sûre, notre démarche ne se veut aucunement impérialiste ou conquérante. Isabelle songe à ce passage dans La montagne secrète de Gabrielle Roy :

La_montagne_secrete

Nous redescendons les bagages jusqu’au canot. La pente est rude ; il y a des dangers de glisser sur la mousse mouillée. Les bottes deviennent vite détrempées. Le temps sera passablement variable aujourd’hui. Bien que nous pourrons naviguer dans le sens du courant, sur la Témiscamie, le vent souffle toujours de l’ouest. Nous aurons donc la plupart du temps à l’endurer de face, en pleine proue. À 11 heures 45, nous quittons la berge. Pagayer instaure un rythme, une pulsation. Nous sommes plus silencieux, plus concentrés qu’hier, économisons nos forces. Canoter représente toujours une affaire de cœur et de courage. Les épaules et le dos travaillent, les cerveaux virevoltent devant les beautés du paysage. Nous faisons halte sur la même petite île où nous nous étions baignés la veille. Nous mangeons un peu ; le sable se mêle à la mayonnaise dans nos sandwichs. Une petite bande d’outardes se plaisent à nous envoyer des « nirliq » surexcités en déguerpissant devant nous. Cette forêt est habitée par une faune qui n’est à peu près jamais dérangée. La route de gravelle, qui auparavant s’arrêtait quelques kilomètres après le pont, au lac Albanel, se poursuit maintenant, en direction nord-est, vers la mine Stornoway, où l’on extraira des diamants. Pendant la messe, ce matin, il nous semblait parfois entendre des bruits lointains. Des bruits de machine? Provenaient-ils des camions lourds qui coursent déjà sur cette route qui suit le lac Albanel, se rapprochant parfois de la Témiscamie? Osons croire que le merveilleux du silence que nous avons vécu à la Colline Blanche ne sera jamais vraiment troublé. Osons l’espérer, car les lieux de grand calme commencent sérieusement à se raréfier, partout sur Terre, les humains ne cessant de créer chaque jour des cacophonies nouvelles associées à une machinerie de plus en plus gigantesque.

Nous rembarquons dans le canot, toujours en direction du pont enjambant la Témiscamie. Encore quatre ou cinq kilomètres… Le ciel s’est chargé de cumulo-nimbus gros comme des montagnes. De fortes bourrasques nous obligent souvent à faire du surplace. Nous devons déployer de plus grands efforts de pagayage. À trois, nous parvenons à avancer, petit à petit. Pagayer en étant assis au centre d’un canot n’est pas chose facile. Nous franchissons certaines pointes, recherchons des portions de rivière protégées par la forêt. Heureusement que ce cours d’eau n’est pas rectiligne! De légers croches nous permettent d’aborder des zones encalminées. Nous glissons sur l’eau, parfois moins vite que si nous étions à pied. Voilà ce que peut représenter la vie dans un canot! Tous les canoteurs — tous — savent bien comment les éléments sont parfois contraires. Nous n’embarquons toutefois aucune vague, pas même un bouillon. La rivière a beaucoup baissé — de presque un mètre — depuis notre premier repérage, au milieu du mois de juillet. Les rives sont presque toujours très boueuses. Après un accès de vent plus rude que les autres, nous choisissons de nous reposer. Il le faut, et maintenant. Sur la berge, tout n’est que bouette ; les bottes s’y enfoncent. Vaut mieux marcher nu-pieds et se saucer, encore une fois. Si laveris te, lotus. Pierre-Olivier, fidèle à sa devise, se sera donc baigné dans les eaux du Saint-Laurent, du Saguenay, de l’Ashuapmouchouane et de la Témiscamie! Et le voyage n’est pas terminé…

Retour

Temps variable sur la Témiscamie

Vers trois heures, le ciel noircit complètement. Un gros orage s’abat soudain, transformant pratiquement le canot en bain. Un éclair, géant, suivi d’un grand coup de tonnerre, juste à bâbord, devient comme le signal d’une chute radicale de la température, qui passe de 28 à 14 degrés en quelques instants. Vite détrempés par cette pluie, nous stoppons une nouvelle fois pour revêtir des imperméables, pour retirer les chandails mouillés et en trouver des secs dans les sacs étanches. Vive le caoutchouc! Vive la boue aussi, finalement, puisqu’elle permet à Isabelle de repérer des traces d’orignal sur la berge. Nouveau départ. Au loin, nous entrevoyons les structures du pont de ciment. Le ciel se dégage peu à peu : voilà qu’il fait grand soleil! Le vent tombe… oh, pendant quelques minutes seulement, mais assez longtemps pour nous encourager. Bientôt, nous dépassons la base d’hydravion, sur la gauche, et le hangar d’où émane un sempiternel vrombissement de génératrice. Nous accostons sur la petite plage de notre point de départ, et c’est avec plaisir que nous redécouvrons notre roulotte. Nous sommes fiers — épuisés, tout bouetteux, mais fiers. Nous déchargeons le matériel, bien des choses étant détrempées. Nous refixons le canot au toit de l’auto, puis, tous réunis à l’abri dans la roulotte — il s’est remis à pleuvoir à verse! —, nous trinquons, chacun avec un petit verre de porto à la main. Victoire! Rien d’héroïque peut-être, mais comme nous sommes fiers de ce périple à l’Antre de marbre, où nous avons vécu des instants d’intense émotion, dans la paix, une beauté puissante, et la solennité. Nous avons aussi aperçu un grand loup. Marché dans les traces d’un ours, puis d’un orignal. Une dizaine d’outardes nous ont devancés en se dandinant. Un grand chevalier aux pattes filiformes nous a salués. Et puis, nous avons discuté, et prié, et chanté, et fait des blagues, beaucoup de blagues. Ensemble, réunis par une réelle harmonie, nous avons été gagnés par les splendeurs de la forêt témiscamienne et tout le sacré dégagé par la Colline blanche. Pour fêter tout ça, nous piquons une pointe jusqu’au lac Albanel, au bout de la route.

Isa_Albanel

Lac Albanel et piqûres dans le cou

Ce soir, nous coucherons quelque part dans Chibougamau. Nous voudrons étendre toutes nos affaires pour les faire sécher. Ce soir, nous nous redirons que ce voyage sur la rivière fut intense, plein, peut-être même un peu trop rapide. Aurions-nous dû coucher une autre nuit à la Colline blanche? Peut-être… Mais notre aventure est loin d’être terminée. Bientôt, nous tâterons des eaux du grand lac Mistassini. Des amis de Pierre-Olivier nous y attendent. Et puis, Gérald Dion, qui pratique la médecine à Mistissini depuis des lustres, veut nous recevoir à souper. Lui aussi, avec des amis, souhaite se rendre à l’Antre de marbre, dans quelques jours. La route sacrée n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Rien n’est terminé, bien au contraire. Tout commence.

Le septième jour, tout commence.

Sixième jour

Texte 1 : C’était au temps des mammouths laineux (Serge Bouchard), à propos des rivières qui coulent dans les deux sens et de la capacité du nomade à « faire de la terre » en marchant

Textes 2 : Épître aux Romains (Rm 11, 33-36), Évangile de Jean (Jn 3, 1-8), Livre de la Genèse (Gn 1, 24-31)

Contexte : de Chibougamau à la Colline blanche

Nous faisons le plein de denrées et d’amour chez nos amis chibougamois. Départ vers 9h. Il fait chaud, anormalement chaud pour la saison, sur la route entre Chibougamau et la rivière Témiscamie. Passé l’embranchement qui nous permettrait de nous rendre à Mistissini — un gros village cri du Nouchimii Eeyou qui se trouve, ces années-ci, en plein développement —, la route cesse d’être asphaltée. Nous poursuivons plein nord-est dans la gravelle et la poussière. La roulotte écope. Tant bien que mal, nous calfeutrons les fenêtres avec du ruban adhésif. Le paysage, sans la double ligne des poteaux électriques qui lacérait les abords de la route depuis Chibougamau, devient plus harmonieux, plus lumineux. Les petits lacs, de chaque côté, reflètent la splendeur des épinettes noires riveraines. Il y a plusieurs semaines, lors du repérage, nous avions prévu quelques arrêts le long de ce chemin afin de marcher, seul ou en duo, un conducteur amenant l’auto et la roulotte quatre, cinq ou même dix kilomètres plus loin, afin d’attendre les randonneurs. Ce petit manège nous aurait permis d’expérimenter une nouvelle facette du pèlerinage : celle de marcher en silence, ou bien en discutant tranquillement, tout en longeant les lacs et la forêt, de manière à vivre une espèce de petit « Compostelle » nordiciste. Mais le temps nous est compté. En effet, la météo annonce pour demain du temps plutôt tourmenté avec des orages. De plus, la chaleur qui règne depuis plusieurs jours et surtout l’absence de pluie ont asséché la route : d’immenses nuages de poussière sont sans cesse soulevés par des camions géants, rendant la marche beaucoup moins attrayante. Bref, parce que nous souhaitons atteindre l’Antre de marbre aujourd’hui même, nous reportons donc à plus tard l’idée de « petites marches de pèlerinage ». Un jour, nous nous reprendrons.

51eparallele

Le 51e parallèle

Le pont de la Témiscamie apparaît après 172 kilomètres, au-delà de la limite symbolique du 51e parallèle. Nous préparons les bagages, descendons le canot au bord de l’eau et le chargeons avec la nourriture (placée dans une glacière ronde qui devrait servir d’abri — bien relatif! — aux possibles incursions des ours), une petite tente, les sacs de couchage, les matelas de sol, une carabine, les vêtements de pluie, des vestes de sécurité et du matériel pour tourner — caméra et micros —, sans oublier le matériel liturgique de Pierre-Olivier et le célèbre charango. Après une collation rapide, nous prenons le large. Il est 13 heures 45. Pierrot a pris place tant bien que mal au centre du canot et de tous les bagages. Isabelle pagaie à l’avant ; Jean à l’arrière. Il vente de l’ouest, sans trop de rafales. Nous filons plus rapidement que prévu. Le bruit des nombreux camions passant sur la route et sur le pont au-dessus de la rivière finit par s’estomper. Un calme majestueux nous envahit. Au cœur des houles, il nous faut prendre les vagues au sérieux, surtout que le petit canot « prospecteur » avec lequel nous remontons le courant est un esquif conçu pour les rapides, donc très maniable, sans quille, versant et instable par gros temps. Cette embarcation doit être considérée avec politesse, surtout lorsque le plat-bord touche la crête des vagues. Mais tout se place bien vite. L’équilibre règne parmi nous et partout dans le canot, ce qui fait que nous chantons, avec intensité, dérangeant probablement un brin les êtres de la forêt tant notre enthousiasme est grand. Nous entonnons toutes sortes de chants avec une saine joie d’enfants, en inventant à loisir des paroles qui n’ont parfois pas grand sens.

Chanter sur la Témiscamie

Canoter sur la Témiscamie

Jean jette sa ligne à l’eau dans l’espoir d’accrocher un brochet, pour accompagner le souper, mais ce n’est pas une grande idée. Il vente beaucoup trop, et le canot reste instable. Et puis, où le mettrait-on, ce grand carnivore du Moyen Nord? Tout le canot est occupé! Fin de la courte séance de pêche! Chaque fois que nous cessons de chanter, la beauté et le silence tout autour nous ravissent tellement que notre joie surabonde, l’emporte, et nous recommençons de plus belle. Isabeau s’y promène, à trois voix s’il vous plaît, est notre grand succès ; Youpi-ya Youpi-yé, à trois voix aussi, notre leitmotiv. La Témiscamie se laisse peu à peu remonter sans grande difficulté, le courant s’y trouvant étalé sur quasiment deux cents mètres de large. Avons-nous trouvé la fameuse rivière qui coule dans les deux sens? Ou n’est-ce pas plutôt le vent qui nous pousse? De fait, nous glissons bien, comme si nous étions gréés d’une voile. Après deux heures de route, nous stoppons sur une petite île sableuse. Le soleil plombe ; les Tropiques sont peut-être fort éloignées du 51e parallèle, mais ¡qué calor! Tout le monde se lance à l’eau, ce qui redonne aux cerveaux et aux membres des énergies neuves. Plaisir de l’eau fraîche et des muscles tonifiés, ajouté à une joie d’excursion inespérée. Vive le capitaine, s’écrient les matelots! Y en a pas comme lui! Si y en a, y en a pas beaucoup!

Des bécasses courent sur les berges. Un aigle semble vouloir nous indiquer quelle est la direction à suivre. Nous repartons en cherchant l’entrée de la baie menant vers la Colline blanche, plutôt étroite, qui sera sur la rive sud. Cette petite porte entre les arbres s’avère finalement plus proche que prévu. À quelques reprises, Isabelle a de fortes impressions que c’est là! c’est là! Elle l’indique du doigt. Bien sûr, nous avons tous aperçu, au loin, une plaque blanchâtre entre le vert des épinettes, indiquant une longue coulée de quartzite. La Colline blanche se trouve dans les parages. Mais Jean a l’impression que l’entrée de la baie se trouve camouflée derrière une pointe située un peu plus en aval, plus loin là-bas… Un grand loup gris, qui trottinait sur la rive nord, nous lance un regard suspicieux, un seul, avant de prendre le bois. Instant d’une rare qualité que cette rencontre inopinée, dans le cours d’un voyage d’exploration nordique! La rivière se rétrécissant pour former un rapide inconnu, le capitaine avoue à ses compagnons qu’il était dans les patates. La baie se trouve bel et bien en amont. On vire de bord, ayant maintenant à affronter de grosses bourrasques. Après un nouveau 30 minutes de canotage, nous touchons enfin au but, non sans garder en mémoire la vision de ce grand loup du Nord, prince des forêts. À 17 heures 30, nous débarquons le matériel au fond de la baie, dans les herbages, sur une berge boueuse. Commence un portageage qui devient vite éreintant, considérant la chaleur — il fait 29 degrés Celsius! — afin de tout hisser à l’Antre de marbre, à mi-pente de la Colline blanche. Même s’il n’y a pas cent mètres de dénivelé, il fait humide comme sur les rives de l’Amazone, et tout le monde sue et souffle à cause des deux ou trois aller-retours qu’il faut pour tout apporter à bon port. Les pagaies et les vestes de sécurité, de même que la boîte de matériel à pêche, sont laissées sous le canot. Tout le monde a faim. Mais on prend le temps de monter la tente et d’explorer un brin : la lumière est trop belle. Nous allons dormir à l’endroit même où séjourna le père Laure avec ses guides innus. Cela nous transporte et nous excite.

Campement

Le campement à l’Antre de marbre

Suit un excellent souper fait de pétoncles et de riz : succulent! Les repas dont on se souvient le plus se prennent souvent en pleine nature, après de grands efforts. Il faut parfois beaucoup de travail — associé à une foi véritable en la voie tracée pour soi et par soi — pour arriver à certains instants primordiaux, tel celui que nous vivons, alors que tout prend son sens. L’extrême sens sacré du lieu et des êtres qui y passent, y campent, depuis toujours, se magnifie. Instant de recueillement tranquille, en cette soirée de fin du mois d’août, aux abords de la Témiscamie, au sommet de la Colline blanche, non loin de la chaîne des monts Otish. Il faut la plupart du temps beaucoup de sueur et d’entraide, en plus d’une réelle dose d’humanité et d’une véritable intelligence — en concordance avec les forces de la nature —, pour que surgissent de tels moments d’harmonie entre les êtres et le monde. Il faut savoir tenir compte du vent et des nuages qui menacent, du courant et des eaux tumultueuses, de tout ce qui peut être utile comme matériel et comme nourriture pour la survie. Il faut apprendre à lire les sentiers, les falaises, les caps et les passes parfois dangereuses. Vivre une expédition en forêt boréale n’est jamais facile. Il y a plusieurs marches forcées, et l’équipement à transporter, et des intempéries et des moustiques, ces maîtres de la Boréalie depuis des centaines de millions d’années. Mais quand enfin on parvient au lieu auquel on rêvait, et qu’on peut s’y recueillir en remerciant le monde, eh bien, c’est là qu’une « route sacrée » finit par prendre tout son sens. Rien n’est alors insensé, même les courbatures ou les élancements dans les bras, même la boue entrée dans les souliers. Chaque détail prend une signification d’autant plus grande qu’il participe à l’envol de paroles plus solennelles que celles de la vie dite « normale » — paroles à la fois plus intimes et plus universelles. Nous nous sentons en communion avec le monde.

Priere

Préparation d’un temps de prière sur la Colline blanche

Le soir de notre sixième jour d’expédition, au coucher du soleil, sur la crête de la Colline blanche, la voûte céleste semble vouloir participer à notre équipée. Pierrot, en sa qualité de prêtre, guide notre prière. Tous assis sur la quartzite polie, l’émotion nous gagne, une émotion faite de profonde humilité. Impression d’entrer en résonance avec la création du monde et toute sa perpétuation, avec apaisement. La nuit venue, nous redescendons vers la tente montée dans l’Antre de marbre. Mais bientôt, encore tout animés par leur prière du crépuscule, Isabelle et Pierre-Olivier retournent vers le sommet. Ils rêvent d’étoiles filantes et de Voie lactée pulsatile. Nuit de fête. Nuit de paix. Songeant au labeur du lendemain, Jean choisit plutôt de se coucher.

Cinquième jour

Textes 1 : Nataq et Les Yankees (Richard Desjardins), Isuma (Jean Désy), Maria Chapdelaine (Louis Hémon), Menaud, maître-draveur (Félix-Antoine Savard)

Textes 2 : (à venir)

Contexte : de Chicoutimi à Chibougamau

Dans l’auto : Kalinka (New York Russian Choir), Ya Hey (Vampire Week-end), x?y?z? (Damon Albarn),  Feeling Groovy (Simon & Garfunkel), Sans regret (Brigitte Boisjoli), Un Canadien errant (Whitehorse), Quand on est en amour (Patrick Norman), Mille après mille (Fred Pellerin)

Il y a des jours où il fait chaud. Caniculaire au Saguenay en ce cinquième jour de notre expédition. Nous partons vers le nord en empruntant la route qui contourne le lac Saint-Jean du côté est. Bref arrêt à Péribonka, parce que Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, demeure une œuvre encore très présente dans nos pensées, dans nos vies, dans notre littérature, et partout dans le pays « belluet ». Sur la route, Isabelle nous lit d’ailleurs un passage du roman où Maria s’imagine avec douleur la mort de François Paradis, au cours d’une tempête de neige. Comme la nature sauvage reste menaçante dans l’esprit de certains… Mais le nord du lac Saint-Jean, aujourd’hui, n’a absolument rien d’hivernal. Nous atteignons La Doré vers 13 heures, après un dîner dans un petit parc de Saint-Félicien, où l’on souligne, grâce à un monument fort joli, l’histoire de l’exploration nordique du pays, dont le voyage du père Albanel jusqu’au lac qui porte son nom, en 1672. Puissante histoire! Et parce que nous avons un peu de temps, et parce qu’il fait si « tropicalement » beau, et parce que Jean, qui a descendu l’Ashuapmouchouane il y a dix ans, rêve depuis longtemps de la revoir de près, surtout ses chutes et son si long portage, nous filons vers les rapides de La Chaudière par un petit, très petit chemin de bois, très cahoteux. Après cinq kilomètres, la roulotte est abandonnée dans un chemin de travers ; les chutes se trouvent encore loin, dix kilomètres plus loin, dans le bois profond, et il ne faudrait pas casser un essieu de roulotte car ce serait la guigne, et une sérieuse remise en question de la suite de l’expédition. Nous poursuivons donc sans roulotte, découvrons les fameuses chutes, et juste en aval, une vaste baie où la baignade est sublime. Pierre-Olivier et Isabelle nagent assez loin au large, expérimentant la force d’un remous de courant. Jean se remémore alors que c’est cinq cents mètres plus loin, lors de sa descente de la rivière il y a dix ans, que le canot de ses compagnes de voyage avait cravaté : la coque trouée, la réparation d’urgence, la fibre de verre qui avait permis de continuer la descente jusqu’à La Doré. Après une bonne heure dans le bois, imprégnés de la force folle des chutes, nous reprenons le petit chemin et la roulotte, croisons trois perdrioles, et filons vers Chibougamau. Nous sommes attendus chez Janique et Carol, de grands amis de Pierre-Olivier, pour un souper, et la fête, et bien des rires, et les souvenirs du temps où Pierrot était vicaire à Chibougamau (pendant cinq ans et demi!), et le charango et des chants scouts autour du feu, dans la nuit, derrière la maison, en pleine petite ville nordique qui exulte sous les étoiles par un si beau temps d’été.

Isa

 

Quatrième jour

Texte 1 : L’âme de la terre (Louis-Edmond Hamelin)

Texte 2 : Mission du Saguenay (père Michel Laure)

Contexte : Chek8timy (Chicoutimi)

Le quatrième jour, les pèlerins se reposèrent et firent des achats en vue de l’aventure à venir : des bottes, une casquette, du jus, du riz, du porto, etc. Au cours d’une expédition, il y a des jours plus « sédentaires », des jours choisis pour écrire, lire, réfléchir et se reposer, pour se baigner aussi, parce qu’il fait quasiment 30 degrés au Saguenay et que Pierrot met en pratique sa maxime « Si laveris te, lotus ». À La Baie, anciennement « Port-Alfred », l’eau a un petit goût salé — il vaut la peine de le souligner —, tout comme à Cap-Jaseux. L’effet de la marée, même si l’embouchure se trouve quasiment à cent kilomètres, se fait sentir jusqu’ici. Un cargo mouille dans la baie ; l’activité industrielle a subsisté. Mais ces années-ci, c’est surtout le tourisme qui alimente la région ; le long d’un très long quai de ciment viennent accoster de grands bateaux de croisière.

Nous sommes véritablement dans un pays de fjord. Le père Laure écrit dans son journal : « Les montagnes entre lesquelles coule le Saguené sont si hautes et escarpées que les monstrueux arbres qui sont sur leurs sommets ne paroissent gueres d’en bas plus gros que la jambe, et vers les 7 heures du soir en été, pour peu qu’on longe la terre du sud, ou qu’on ne soit tout-à-fait au large, on a peine à lire en canot. »

Nous profitons de cette journée pour refaire le monde : Pierrot nous brosse un large portrait des communautés religieuses, de leurs différents charismes, des enjeux qui les mobilisent ; Jean évoque plusieurs anecdotes nordiques : pêche miraculeuse à l’île Mansel, voyages épiques en skidou, discussions avec son ami inuit Qalingo. Pour ma part, je rêve d’ensauvagement et de nordicité, d’une vie pleine, à la (dé)mesure de ce pays grandiose. Le soir, nous soupons sur la rue Racine, l’équivalent de la rue Saint-Jean à Québec ou de la rue Saint-Denis à Montréal. Il y a un air de fête qui règne au cœur de Chicoutimi. L’été s’arrêtera-t-il tout net dans trois jours? Qui sait? Profitons-en pendant qu’il est là! Flâner autour de la cathédrale nous mène une fois de plus au père Laure. Certes, nous savions qu’il avait vécu à Chicoutimi, y « hyvernant » plusieurs années, et que le chemin vers la Témiscamie passait forcément dans les parages. Mais voilà que nos vagabondages nous font aboutir de l’autre côté de la rivière Chek8timy, devant ce monument à demi effacé de Coteau-du-Portage, à l’angle de deux rues (Price et Dréan), érigé en 1937. Un autre clin d’œil pour nous indiquer que nous sommes sur la bonne route. Ce père Laure ne cesse de laisser des traces!

En lisant Louis-Edmond Hamelin qui écrit que la « nordicité implique de penser et de construire le Nord autrement que les non-Autochtones l’ont fait », je ne peux m’empêcher de penser que certains non-Autochtones ont tout de même fait une belle job, parmi lesquels ces gens qui passèrent au Coteau-du-Portage. De notre côté, nous partons demain pour Chibougamau.

Portage

Plus d’informations sur le site patrimonial du poste de traite de Chicoutimi.

Troisième jour

Texte 1 : Walden ou la Vie dans les bois (Henry David Thoreau)

Textes 2 : traversée du Jourdain (3e chapitre du livre de Josué) ; guérison de Naaman le Syrien (5e chapitre du 2e livre des Rois) ; psaume 137

Contexte : visite de la petite chapelle de Tadoussac ; début de la remontée du Saguenay ; coucher à Chicoutimi

Dans l’auto : Une rose pour Isabelle (Roger Whittaker), C’est encore Dieu (François Pérusse), E Uassiuian (Kashtin), Ain’t No Grave (Crooked Still), Le grand loup blanc (Florent Vollant & Éric Lapointe), Astronaute (Damien Robitaille), Mamitunenitamun (Chloé Sainte-Marie), Society (Eddie Vedder)

Nous quittons les environs des Escoumins en milieu d’avant-midi, par un temps splendide, mais avant de prendre la route longeant le Saguenay, du côté est, nous faisons une halte dans la petite chapelle de Tadoussac, la « Chapelle des Indiens », dont l’entrée fait face à la baie, au fleuve, à la mer. Elle serait l’une des plus anciennes églises en bois de l’Amérique du Nord. Émouvant de la découvrir juste devant le célèbre hôtel où tant de visiteurs et d’Américains, dès le début du XXe siècle, aimèrent se ressourcer grâce aux lumières des levers de soleil entre Baie-Saint-Paul et les Îlets Jérémie. Tadoussac, « capitale » véritable de la Nouvelle-France, au XVIIe siècle du moins, haut lieu de rencontre entre les Indiens trappeurs et coureurs de rivières et les Européens négociants et marins. En 1641, sur un terrain « cédé » par le gouverneur Jean de Lauzon, une chapelle en pierre est bâtie — comme il est curieux d’apprendre que déjà à cette époque, des terres devaient être cédées, parce que « gérées » ou « possédées » par quelques nobles, alors que ces même terres étaient déjà habitées et parcourues et aimées depuis des lustres par les Indiens. Quand Monseigneur de Laval vient à Tadoussac en 1668, on raconte que 149 Autochtones furent baptisés. Nous imaginons son périple en bateau, de Québec jusqu’à l’embouchure du Saguenay, accompagné par des myriades de dauphins, de marsouins et de bélugas qui adorent s’amuser dans l’écume d’étrave du navire. C’est en 1747 que le père Claude Coquart fait élever l’actuelle petite chapelle, dont la construction se termine le 24 juin 1750. Date hautement symbolique! Merveilleusement, cette même chapelle a survécu et toujours elle fait face à la promenade de Tadoussac, humblement, avec son intérieur couvert de simples planches, donnant au fidèle l’impression qu’il s’assoit pour se recueillir dans le ventre d’un navire renversé.

Chapelle

Faste moment pour nous recueillir nous-mêmes, pour entendre encore une fois parler du père Laure, pour apprendre que des missionnaires, dont le bâtisseur de cette chapelle, ont côtoyé « l’homme de l’Antre de marbre ». Puis, avouons-le, nous sommes heureux de quitter le Saint-Laurent et ses rives peuplées, sa circulation haletante. Nous choisissons les bois, nous reconnaissant dans Walden : « Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu* ». Cette formule paraît soudainement unir notre quête à celle du père Laure, à celle des ensauvagés et des Indiens. Nous suivons les méandres de la rivière Sainte-Marguerite, dînons dans le petit village d’Anse-de-roche, accroché à sa falaise. Il fait beau, il fait chaud, nous voulons nous baigner. Nous aboutissons non sans heurts à la plage de Cap-Jaseux, face à un grand coude du Saguenay qui le fait paraître encore plus fluvial, sinon gigantesque. Lorsque s’approche un groupe de kayakistes, nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer le père Laure, en 1720 ou 1725, en train de pagayer en compagnie de Papinachois ou de Piekoigamois. En fin d’après-midi, tout ragaillardis par cette baignade, nous arrivons chez François, le frère d’Isabelle, à Chicoutimi même. Si dorénavant on voit « Saguenay » sur les cartes, cette ville s’appelle encore Chicoutimi pour tout le monde : « tcheko timi », ce qui signifie en innu « Jusqu’où c’est profond ».

*Clin d’œil au personnage de John Keating joué par Robin Williams. Voir cette page.

 

Deuxième jour

Textes 1 : Toutes isles et Le mal du Nord de Pierre Perrault

Textes 2 : Livre de Jonas, Lettre aux Romains – « La création tout entière gémit dans les douleurs de l’enfantement. » (Rm 8, 22)

Contexte : matinée à Pessamit avec Ronald Bacon et la Wapikoni ; excursion aux baleines depuis les Escoumins ; coucher en camping

À Pessamit, un peu incrédules, nous retrouvons des traces du père Laure : chez Ronald Bacon tout d’abord, un Innu qui nous partage la quête qui l’anime depuis plusieurs années, pour laquelle il a utilisé la carte du jésuite (il nous en laisse d’ailleurs une copie — merci encore Ronald!) ; puis au centre communautaire, à côté d’où est garée la Wapikoni mobile : on présente des figures marquantes du territoire innu et le père Laure en fait partie. Sa carte est imprimée en gros format sur un panneau. Quelle synchronie! Et quelle belle entrée en matière pour notre expédition! En fin de matinée, après avoir visité le studio de la Wapikoni et échangé quelques mots avec Isabelle Kanapé et Geneviève Allard, en plein montage, nous repartons, en direction de Tadoussac. Nous dressons notre campement sur le bord du fleuve, juste après Les Escoumins, avant de rejoindre les « Écumeurs », qui nous mènent en zodiac sur le fleuve-mer, pour une observation de baleines. Entre 17 heures et 19 heures, nous allons à la rencontre de Gaspard, un rorqual à bosse qui évolue tout près de l’embouchure du Saguenay. À sept ou huit reprises, il souffle, fait surface et plonge, déployant son immense queue. Émotion de pouvoir admirer un tel cétacé, même de loin. L’océan sent plus que bon ; c’est comme l’odeur profonde de nos origines que nous inspirons, « la mer étant grosse d’événements cachés aux rivages… » (Toutes isles). Retour au camping où nous avalons un spaghetti. Il a fait frisquet sur la mer. Ici, à terre, c’est la joie. La voie lactée semble aimer nous regarder. Il y a bien du bruit autour de nous, ceux des appareils de ventilation des roulottes voisines, mais bon… Ainsi va la vie dans les campings modernes. Isabelle démarre le feu de camp. Pierre-Olivier sort son charango. Nous chantons, puis placotons de notre journée, de notre rencontre du matin, à Pessamit, avec Ronald, qui nous a parlé abondamment du « pays de la loutre », situé au nord-est de l’Antre de marbre. Contrée de ses rêveries les plus puissantes, de ses ancêtres et d’esprits qui lui donnent envie d’aller vivre là, en pleine taïga, pendant toute une année. Nous chantons encore, entraînés par Pierrot, au charango. Tout à coup, une employée vient nous avertir qu’il n’est pas permis de se servir d’un instrument de musique sur le site du camping, qu’on nous entend de très loin, que d’autres campeurs se sont plaints. Mais il est 21 heures 30! Fin de la discussion. La fête est brisée. Mais que fait-on du bruit des grosses roulottes qui laissent mugir leurs ventilateurs? Nous éprouvons, nous aussi, à notre façon, le « mal du Nord ». Nous partirons tôt demain. Vers le Nord, vers le Bois, dans un pays où il est permis de chanter quand il fait nuit.

Wapikoni_Pessamit

Dans la roulotte de la Wapikoni à Pessamit : montage du film d’Isabelle Kanapé avec Geneviève Allard

Voir la bande-annonce du film Le peuple perdu, racontant la quête de Ronald Bacon.

Isabelle Kanapé est un des personnages du film Québékoisie (2013) de Mélanie Carrier et Olivier Higgins. Elle travaille présentement à son deuxième court-métrage, réalisé avec l’aide de la Wapikoni.