Entre le religieux et le poétique

Comme cela nous arrive si souvent lorsque nous voyageons en auto tous les trois — Isabelle, Pierrot et moi —, nous jasons, intensément. Cette fois, la discussion porte sur la nature à la fois poétique et religieuse de certains textes.

Pierrot nous rappelle qu’en ce qui concerne les Évangiles, ce sont des apôtres qui ont choisi de colliger la parole du Christ. Pour les chrétiens, les quatre évangélistes ont été des humains bien de leur temps et même si on peut dire que, de toute évidence, ils ont été « inspirés », ils ont cependant agi en tant qu’« auteurs », pareils à des poètes, ce qui diffère passablement de la vision des musulmans qui ne considèrent pas Mahomet comme étant l’auteur du Coran, mais simplement son messager. Pour eux, c’est Dieu lui-même qui est le véritable auteur de ce texte sacré.

Si les chrétiens s’entendent pour parler du « divin » qui sourd des Évangiles, la grande énigme, peut-être, demeure cet autre « divin » qui paraît s’inscrire dans certains textes non religieux, essentiellement poétiques. Serait-ce que les artistes, les écrivains par exemple, peuvent parfois se faire les instruments d’une voix plus universelle ou, disons-le, plus cosmique, sinon « divine », rendue accessible à l’humanité grâce à leur travail, certes, mais aussi grâce à leurs intuitions et à leurs perceptions? Les évangélistes ont été inspirés, traversés par la parole du Christ. En ce sens, leurs textes demeurent des incontournables, pas seulement pour les esprits religieux, mais pour quiconque, aussi, aime croire en la valeur de la littérature. Si plusieurs textes sacrés, tels le Tao-Tö-King, le Coran, la Torah ou la Bhagavad-Gita, doivent être offerts comme lecture aux étudiants du monde entier, il ne faut pas négliger des auteurs comme Homère, Sophocle, Shakespeare, Goethe, Molière, Dostoïevski, Hesse, Kazantzakis, Camus, Garcia Marquez ou Saint-Denys Garneau, tout aussi incontournables si on accepte de croire en la valeur de la Parole comme manière d’être, d’agir et de pacifier.

Pierrot dit alors que « pour le croyant, le texte religieux est à la fois issu d’une inspiration humaine (provenant du « moi » de l’auteur) et d’une inspiration divine. Dans le texte poétique, c’est l’humain qui continue, à la fine pointe d’un désir en lui, de tendre vers quelque chose qui, parfois, le dépasse, rendant ainsi l’humanité capax dei : capable de Dieu. » Isabelle se demande à ce moment « quelle différence fondamentale y a-t-il entre le Cantique des cantiques, inscrit dans la Bible, et La marche à l’amour, de Gaston Miron? » Ce long poème québécois, qui semble avoir été composé dans le plus pur élan d’amour humain, ne manifeste-t-il pas lui aussi, en quelque sorte, une parole divine, un souffle universel?

Créer peut être d’une grande prétention chez les humains, même chez les artistes les plus accomplis, qui doivent accepter d’être le plus souvent accaparés par un phénomène de « recréation » plus que de création. Tout artiste doit même à l’occasion se laisser glisser dans des situations de profonde instabilité physique et surtout psychique, « recréant » ainsi la tension nécessaire existant entre l’utopie et le texte, entre le « pas-encore » et le « déjà-là ». C’est ainsi qu’adviennent les œuvres. Pierrot nous rappelle qu’au cœur de la tension eschatologique, les paroles poétique et religieuse nous disent que « non, ce monde ne peut pas être accompli : ce monde se trouve plutôt en plein accomplissement ». Mais comment dire ce monde? De quel droit l’artiste se pose-t-il comme co-créateur? Quelle exigeante mission! Isabelle de citer le poète Rainer Maria Rilke qui dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge écrivait ceci :

Rilke

Comble de paradoxe, toutefois : ce fut entre 16 et 19 ans que Rimbaud, sans avoir vécu le monde autant que le suggère Rilke, en arriva à produire, pour ne pas dire à « créer », un chef-d’œuvre comme Les Illuminations. Mais celui-ci ne travaillait-il pas à se rendre « Voyant », cherchant à « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens », à saisir, d’une certaine manière, le plus-que-réel dans le réel — une quête qui pourrait s’apparenter à celle du croyant?

De forts liens semblent exister entre les paroles religieuse et poétique. Le texte de la Genèse, qui remonte à 2700 ans, sert encore de balise à d’innombrables croyants. Le fait que tant de personnes aient avant nous parcouru ce texte nous permet d’associer notre propre démarche à celle de toute une famille en mouvement, une « communauté ». De la même façon, un texte poétique d’Homère, de Shakespeare ou de Rimbaud nous atteint peut-être dans ce qu’il y a de plus « divin » en nous.

Pierrot conclut notre discussion en citant (de mémoire) l’Évangile de Jean qui se termine par cette phrase énigmatique : « S’il avait fallu que je raconte tout ce que le Christ a fait, le monde entier n’aurait pas été assez grand pour contenir ce texte. »