Un poème pour Romie

À l’occasion du baptême de leur fille Romie, mon frère et sa blonde m’ont demandé d’écrire un poème. Je me suis prêtée au jeu avec plaisir et émotion, réalisant que grâce à la petite Romie, c’est un peu de mon propre sang qui se métisse au sang innu. En effet, la grand-mère maternelle de Romie est Innue, de Pessamit.

BaptemeRomie

Le baptême de Romie

 

Tu nages encore dans la rivière de ta naissance,

petite loutre de beau temps,

gigoteuse, marsouineuse, rêveuse.

 

Quand tes yeux croisent nos yeux,

nous sommes si émus :

te voilà déjà dans ta vie de femme,

ta vie d’enfant de Dieu.

 

Que s’ouvrent tes mains sur les premières neiges,

ce qui transforme le paysage et nous transforme aussi.

 

Que ta quête te mène au cœur du monde : forêts, villes, déserts,

dans les campes, les tentes, les grands hôtels, les tropiques –

qu’elle te mène jusque chez nous, jusque chez toi.

 

Que fleurissent tes secrets : ton beau rire de fille heureuse,

ta joie de fille arc-en-ciel, de fille louve,

le sourire qui appelle nos propres sourires.

 

Nous dirons la beauté de tes lignages et métissages :

quand tout devient sombre, quand tout s’éclaire,

ton sang est la plus grande alliance,

le plus puissant avenir,

le meilleur fruit de la terre Amérique.

 

Grâce à toi, nous existons tous plus fort.

 

Isabelle Duval, été 2015

 

BaptemeFamille

La famille de Romie

Lors du repas suivant le baptême, le poème a été lu en français par la marraine de Romie et en innu par sa kuhkum (grand-mère). 

Tshinishkumitin, Romie! Merci, Romie, d’être un tel cadeau pour notre monde! Que ta vie soit longue et heureuse!

On désacralise

On parle beaucoup à Waswanipi de la nouvelle entente entre Québec et les Cris. En espérant que ça mettra un frein aux horreurs du genre de ce qui est arrivé au très beau chemin pour aller au Lac Short… 

Jean, que certains Cris surnomment «Doctor Canoe» — il faut dire que son auto ne passe pas inaperçue — , a eu l’occasion d’en parler avec certaines personnes du village. Voici un poème en réaction à cette exploitation irrespectueuse de la forêt.

CheminLacShort

C’est le Nord et de toute évidence on s’en sacre

On spolie on désacralise

On crée des andins de bois mort

Dix mètres sur le bord des chemins qui crient

On déviarge on lacère on dilapide

Pour plusieurs la forêt n’est que matière première

Demandez aux épinettes centenaires

On déviarge on déconcentre on dépiaute

Demandez aux brochets solennels

Aux perdrix du Eeyou Istchee et de l’Abitibi

On déviarge comme si ce pays était nul

Seulement fait pour quelques chasseurs-pêcheurs saisonniers

Mais pas pour ceux et celles qui choisissent d’y habiter

On déviarge à coups d’idée fixe

Bravo s’il faut faire marcher l’économie

Mais pas en déviargeant massacrant décousant

Demandez aux ratons-laveurs aux rats musqués

Ce qu’ils pensent de ce grand débusquage

Rencontre avec Geneviève Boudreau

Nous rencontrons la poète Geneviève Boudreau au café Krieghoff, sur la rue Cartier, en fin d’après-midi. Geneviève a trente ans. Elle travaille tantôt comme enseignante aux niveaux collégial et universitaire, tantôt comme correctrice, tantôt comme rédactrice pour le ministère de la Culture et des Communications du Québec. En 2012, elle a publié Acquiescer au désordre, aux éditions de l’Hexagone, pour lequel lui a été décerné, à Paris, le Prix du premier recueil de poèmes. À deux occasions, elle s’est rendue à Unamen Shipu (La Romaine), en Basse-Côte-Nord : la première fois pour enseigner (un remplacement à l’école secondaire), la deuxième fois pour y revoir les amis qu’elle compte désormais là-bas. Elle nous raconte comment ces deux séjours ont été déterminants pour elle.

Ce qui nous frappe, d’abord, c’est la quête identitaire de Geneviève. Née aux Îles-de-la-Madeleine, elle vit à Québec depuis plusieurs années. Si elle nous confie être heureuse en ville, elle avoue cependant continuer à chercher qui elle est : « C’est quoi, être Québécois? » Au cœur de son questionnement identitaire, sa rencontre avec les Innus d’Unamen Shipu a constitué un moment charnière. Geneviève nous raconte avoir fait la découverte, chez les Innus, d’une qualité d’être et d’un rapport à la spiritualité qui l’ont amenée à s’interroger sur elle-même, sur sa propre identité.

« Ma rencontre avec les Innus est survenue par hasard dans ma vie. Je n’avais plus de travail. Sur les réseaux sociaux, j’ai su qu’on avait besoin d’une enseignante à Unamen Shipu et j’ai décidé d’y aller, un peu sur un coup de tête. Lors de mon premier contact avec les gens du village… je me rappelle… les enfants parlaient leur langue, la langue innue (même si certains mots se perdent, la langue est restée bien vivante à Unamen Shipu). Je dois avouer le sentiment de culpabilité que j’ai ressenti lorsque j’ai compris mon ignorance de la culture de ce peuple. J’étais arrivée là sans savoir à quoi m’attendre. Je me suis retrouvée seule dans un petit appartement, sans téléphone, sans internet, parce que mon installation était provisoire. Pendant plus de trois semaines, j’ai été coupée de tout, avec pour seule occupation l’enseignement. Quel choc pour moi de me faire dire que j’étais « la blanche »! Mon séjour a été l’occasion de me demander qui j’étais.

« Là-bas, plusieurs traditions sont demeurées vivantes. J’ai vécu des rencontres d’ordre spirituel. Cet hiver, lors de mon deuxième séjour, une de mes belles aventures a été d’assister à la messe dite en innu par une religieuse « blanche », le matin de Pâques, puis, le soir, de vivre l’expérience d’une tente à sudation — une cérémonie traditionnelle encore toute imprégnée de catholicisme. Ce soir-là, il y avait avec nous une psychologue, d’origine innue, qui m’a traduit les paroles du porteur de pipe. Dans la tente, il faisait si noir que je ne parvenais pas à voir mes mains. C’était un moment d’abandon et de partage. Pendant plus de trois heures, nous avons été portés par les battements du tambour et les chants, dans une obscurité totale. Même si je ne parlais pas leur langue, je me suis sentie acceptée. Il faisait chaud, extrêmement chaud, mais tout le monde a fait attention à moi. On m’a respectée, même si on ne me connaissait pas. Ce fut une expérience vraiment intensément humaine, parce qu’elle me plongeait à la fois au cœur de moi-même et au cœur de l’existence des autres, sans retenue, sans artifices.

« Bien sûr, il y a toujours des problèmes sociaux qui persistent à Unamen Shipu. Les Innus ont toute une identité à reconstruire. Mais là-bas, grâce à eux, j’ai pu vivre un voyage que je qualifierais de « poétique ». Les Innus sont porteurs d’une immense poésie du paysage. Ils en ont conscience. J’ai découvert des gens qui aimaient profondément les grands espaces. D’une certaine manière, j’ai voulu écrire pour les remercier. Mon prochain recueil est issu de mon séjour chez eux. Quand je le leur ai présenté, lors de mon deuxième voyage, les jeunes m’ont demandé ce que cela changerait pour eux. Je leur ai répondu que si chacun jette sa pierre dans la rivière, on finira par créer un pont. Ce recueil, c’est ma pierre lancée dans la rivière.

« Il y a une réconciliation nécessaire qui doit être vécue avec les Innus. Certaines personnes doivent tendre les mains, et des deux côtés. Les jeunes, en particulier, veulent que les choses changent. Plusieurs souhaitent que leur culture soit diffusée. À Unamen Shipu, il m’a semblé percevoir une réelle force de résilience. Dès mon retour à Québec, j’ai voulu apprendre la langue innue à l’université, mais on m’a dit que je ne pouvais suivre des cours qu’à Rimouski. J’ai trouvé infiniment regrettable qu’on ne diffuse pas ce savoir dans toutes nos universités, parce que les langues autochtones devraient constituer une part importante de notre héritage. Il reste donc beaucoup, mais beaucoup à faire de notre côté.

Cote-Nord

« Ce qui est intéressant avec le mouvement Idle No More, c’est que les gens sont encore en train de marcher. Il faut admirer la constance autochtone représentée par ce mouvement. Il y a lieu de s’interroger sur les « structures mentales » qui prévalent dans Idle No More, différentes de celles qui prévalent dans nos propres revendications sociales. Ce qui me donne le plus d’espoir, c’est l’action concertée, douce et intelligente, la force tranquille du mouvement.

« Même si la société québécoise est celle qui me ressemble le plus, mon séjour à Unamen Shipu m’a permis de prendre conscience de ma propre quête identitaire. Si je me reconnais de moins en moins dans la société québécoise, je me reconnais encore moins dans les autres sociétés. Ce qui me paraît évident, c’est que je ne me sens pas en adéquation avec les valeurs dominantes. »

En terminant notre rencontre, nous demandons à Geneviève si elle croit que l’intérêt que portent plusieurs jeunes poètes envers les cultures autochtones provient d’une fatigue face au monde contemporain. Elle répond :

« Je ne crois pas au progrès de type linéaire. Les gens que j’ai rencontrés à Unamen Shipu marchent dans un sentier qui est le leur en revendiquant une manière « autochtone » de vivre. L’identité québécoise est nécessairement multiple. La définition de la majorité n’est pas nécessairement la mienne. J’ai de la difficulté à croire que la société puisse changer, bien que je sente que les vrais changements ne peuvent venir que des gens ordinaires.

« Un soir, à Unamen Shipu, une petite fille de sept ans, Tara, m’a parlé des pieds-de-vent comme s’il s’agissait de la manifestation concrète des anges dans le ciel. Toutes les deux, assises sur la colline qui surplombe le village, nous nous sommes recueillies pendant un long moment. Je crois que, grâce à elle, j’ai vécu ce moment plus intensément qu’aucun autre. »

Geneviève nous offre généreusement un extrait de son deuxième recueil, à paraître ce printemps aux éditions de l’Hexagone.

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Une voie de sacralisation

C’est en passant quelques jours dans le village de Mistissini, invités par des amis de Pierrot (voir les jours 8 et 9 de l’expédition), que nous prenons note que les Cris sont en train de se construire un monde de grande qualité, tout à fait inscrit dans les réalités du Moyen Nord, avec bien des techniques modernes, certes, mais en parvenant – c’est notre impression – à conserver un réel dialogue entre les jeunes et les aînés, entre les trappeurs et les avocats, entre le Nord et le Sud. Ce bref séjour nous laisse songeurs devant les réalités de notre monde sudiste, cette société dorénavant en mode « austérité », qui s’agite à qui mieux mieux sans donner l’impression de savoir réellement où elle va.

Bien des gens sentent et reconnaissent le no man’s land spirituel qui a pu s’installer dans les mœurs de notre pays, pressentant du même coup que la civilisation qui est la nôtre se dirige vers un certain cul-de-sac, à la fois idéologique, sociologique, politico-philosophique et écologique. La voix autochtone, qui n’est heureusement pas morte, propose de ne pas oublier cette obligation que nous avons de ne faire qu’« un » avec la nature. Et cette voix, plus particulièrement ces années-ci, semble à nouveau entendue et écoutée. On pourrait la qualifier de « troisième voie », prise qu’elle se trouve entre deux grands courants de pensée : les voies environnementales et développementales.

Une vision écologiste et environnementale pure et dure a tendance à exclure les êtres humains des territoires en les considérant comme les grands responsables de toutes les destructions, au point où l’on perçoit, sous le discours d’un amour inconditionnel pour les animaux et les plantes, une certaine haine envers l’humanité. La vision développementale, quant à elle, se fout éperdument du territoire et des lieux, comme des êtres peuplant ces mêmes lieux, ne cherchant à n’utiliser les forces de la nature que pour les exploiter, au profit de quelques grandes ou petites compagnies, qui très souvent, cependant, œuvrent avec sincérité — bien que ce soit ultimement pour leur propre profit —, afin de nourrir et d’équiper l’humanité en marche.

Vouloir sacraliser par la force un territoire (un parc national, par exemple), en l’encadrant à tel point que mille et dix mille règlements finissent par entraver la vie des humains qui ne peuvent même plus s’y rendre comme ils veulent, à leur manière, ou quand ils le veulent, sous le fallacieux bien qu’utile prétexte (en apparence) qu’il faut des lois pour « protéger » ce même territoire, eh bien, ce type de sacralisation forcée ne représente-t-il pas tout le contraire du sacré? La vision autochtonienne, celles des Indiens, n’est pas celle-là et ne l’a jamais été, car ces gens, issus de la nature et y pactisant sous un mode le plus souvent nomade, n’acceptent pas de faire une distinction étanche entre un Indien qui court le bois et le bois lui-même. La vision autochtone, essentiellement, est « une », centrée sur l’Unus Mundus (dont a tant parlé Carl Gustav Jung, entre autres), et en cela, elle me semble sacrée.

Une rivière en soi n’est pas sacrée. Le monde « est », tout simplement (toujours se rappeler cette parole de Pessoa dans son recueil Le gardeur de troupeaux). Ce n’est pas l’humain qui a le pouvoir de sacraliser le monde, du haut de sa prétendue intelligence. Ce serait trop facile de croire qu’on peut sacraliser ce qu’on veut, une idéologie comme un diktat politique, par les détours du seul intellect. Ce n’est pas ainsi que sourd le sacré. Oser penser qu’on a le pouvoir de sacraliser quoi que ce soit est prétentieux — et quels dangers, toujours, associés à l’attrait du pouvoir, si contraire à l’amour vrai. En cela, l’humain n’a cessé et ne cesse de jouer à Dieu. De cette façon, toujours un peu plus, il tue son monde en se tuant, en se polluant. À mon sens, si le sacré s’inscrit dans les choses et dans les êtres, c’est à travers ce qu’on pourrait nommer, à la manière taoïste, une espèce de « non-être », qui se manifeste quand l’être humain accepte de se muer en rivière, en caillou, en geai bleu, en nuage, en enfant de deux ans. Voilà l’essence de toute sacralisation du monde : donner sa vie, en échange du merveilleux et du sacré qui en jaillit.

Si l’on ne devient pas soi-même rivière, si l’on ne se fond pas au courant et aux bouillons quand on canote, eh bien, les risques apparaissent tout à fait réels qu’on puisse se noyer en dessalant subitement. Être rivière et boulder et algue et petit poisson, voilà ce que peut atteindre l’être humain, voilà peut-être l’une des qualités de l’homo imaginens, de l’humain imaginatif pourrait-on dire, dans la mesure où c’est lorsqu’on se transforme en rivière qu’on peut véritablement aimer une rivière. Peut-être n’y a-t-il véritable amour chez l’humain que lorsqu’il accepte de faire taire les manifestations de son ego pour fusionner avec l’autre, pour « communier » avec l’autre. Communiquer n’est qu’un premier pas, toujours, vers la communion entre les êtres, beaucoup plus essentielle, mais d’ordre aussi irrationnel que rationnel. On communique en paroles ou par gestes pour se faire comprendre, intelligemment. On communie pour aimer et se laisser aimer. Alors, et seulement alors, le sacré naît. Alors, en communion avec le monde (et l’Autre), le sacré se manifeste.

Donner sa vie tout entière aux forces d’une rivière qui coule et qui chante, c’est accepter de perdre sa vie, à chaque instant, comme au bout de ses jours, assurément, mais pour arriver à ne jamais la perdre, cette vie sacrée, au cœur de l’éternité de toutes les rivières qui coulent à travers les âges dans toutes les galaxies.

* * *

Au dixième jour de notre expédition, avant la traversée des deux cents kilomètres de forêt entre Chibougamau et La Doré, nous faisons halte au « Sentier du bonheur », créé par des amis de Pierrot et qui sert de lieu de culte ainsi qu’à plusieurs activités culturelles en plein air pour les Chibougamois. Ce Sentier se trouve en forêt, à une dizaine de kilomètres de la ville. Ses installations, comme cela se passe souvent avec les installations « à l’indienne », ne sont en rien barrées ou cadenassées. Bien qu’il n’y ait personne aux alentours, nous pouvons facilement entrer dans la chapelle pour nous y recueillir. Nous réfléchissons.

Un nécessaire renouveau de la nation québécoise ne pourra s’opérer avec harmonie sans la présence de la voix autochtonienne. Cette entreprise repose sur une reprise en main de notre histoire comme de nos racines, grâce à un dialogue qui n’a probablement plus été authentiquement réalisé depuis le milieu du XIXe siècle. Ensemble, nous devons dire notre pays, notre territoire. Tous, habitants d’un territoire nommé Kébec, nous devrons assimiler l’hiver en y prenant plaisir plutôt que de vouloir constamment fuir notre intrinsèque géographie. Tous, nous devrons assumer notre passé, malgré les blessures et toutes les misères du colonialisme, en prenant la décision, éclairée, de ne pas jouer la carte de la victimisation. Ce projet de société ne se réalisera pas sans la remise en forme des valeurs spirituelles et humanistes qui ont forgé le pays. La parole interreligieuse demeure essentielle, peut-être aujourd’hui plus que jamais, comme toute parole visant à réconcilier des visions du monde différentes, sinon opposées. 

Entre un écologisme exagéré et une vision développementale tous azimuts, la sacralisation du monde ne peut que provenir d’une insertion plus totale et plus poétique (osons le dire) de l’être dans le monde, la qualité de cette insertion dépendant de la force d’amour investi.

CanotTshirt

Quand nous étions rivière…

 

Si je ne deviens rivière
Je dessale et je me noie
Si je ne suis pas eau vive
Je ne sens rien du sang dans ma gorge
Si je ne deviens pas rameau
je ne supporte aucune neige
Si je ne suis pas rocher accore
Je ne m’ancre à aucune terre
Si je ne deviens nénuphar
Je ne connais pas l’incandescence
Les chatoiements et la couleur
La frénésie des libellules en juin
L’endormissement des crapauds l’hiver
Si je ne suis pas grande oie blanche
Je ne vole nulle part
Ailleurs que dans l’infime chez moi
Entre deux clôtures et des néons
Je me dois d’être étoile polaire
Pour ne pas perdre ma toundra
Si je ne suis pas sarracénie
Je ne comprends rien aux maringouins
Je meurs de faim dans les muskegs
Je tue chaque insecte par peur du noir
Si je ne marche pas jusqu’à plus soif
Je deviens sec et capricieux
Si je ne deviens pierraille de ruisseau
Je ne connais rien des sauts de truite
Ni du chant des cygnes trompettes
Ni des murmures des ajoncs sauvages
Si je ne deviens faîte de grand pin
Je ne sais rien du silence
Ni des nuages et si et si
Quelles que soient les constatations
Je me dois aux rivières et aux fleuves
À ma source comme à mes lacs
À ma terre d’épinettes noires
Garnissant mes pics de granit
Car je suis montagne qui me domine
Je suis souriceau qui trottine
Je suis potamot qui me nourrit
Je suis épervière qui éblouit
Car si je ne deviens falaise
Je ne connais rien du vertige
Cette éblouissante sensation
Que j’appartiens à l’éternité
Collée à mon ventre
Comme un trottinement dans ma tête
Certains soirs de novembre
Quand frasils et gouttes d’eau
Captent mon âme
De manière à me convaincre
Que si je ne deviens poussière
Je ne peux tout simplement
Pas espérer plus longtemps
Respirer

Entre le religieux et le poétique

Comme cela nous arrive si souvent lorsque nous voyageons en auto tous les trois — Isabelle, Pierrot et moi —, nous jasons, intensément. Cette fois, la discussion porte sur la nature à la fois poétique et religieuse de certains textes.

Pierrot nous rappelle qu’en ce qui concerne les Évangiles, ce sont des apôtres qui ont choisi de colliger la parole du Christ. Pour les chrétiens, les quatre évangélistes ont été des humains bien de leur temps et même si on peut dire que, de toute évidence, ils ont été « inspirés », ils ont cependant agi en tant qu’« auteurs », pareils à des poètes, ce qui diffère passablement de la vision des musulmans qui ne considèrent pas Mahomet comme étant l’auteur du Coran, mais simplement son messager. Pour eux, c’est Dieu lui-même qui est le véritable auteur de ce texte sacré.

Si les chrétiens s’entendent pour parler du « divin » qui sourd des Évangiles, la grande énigme, peut-être, demeure cet autre « divin » qui paraît s’inscrire dans certains textes non religieux, essentiellement poétiques. Serait-ce que les artistes, les écrivains par exemple, peuvent parfois se faire les instruments d’une voix plus universelle ou, disons-le, plus cosmique, sinon « divine », rendue accessible à l’humanité grâce à leur travail, certes, mais aussi grâce à leurs intuitions et à leurs perceptions? Les évangélistes ont été inspirés, traversés par la parole du Christ. En ce sens, leurs textes demeurent des incontournables, pas seulement pour les esprits religieux, mais pour quiconque, aussi, aime croire en la valeur de la littérature. Si plusieurs textes sacrés, tels le Tao-Tö-King, le Coran, la Torah ou la Bhagavad-Gita, doivent être offerts comme lecture aux étudiants du monde entier, il ne faut pas négliger des auteurs comme Homère, Sophocle, Shakespeare, Goethe, Molière, Dostoïevski, Hesse, Kazantzakis, Camus, Garcia Marquez ou Saint-Denys Garneau, tout aussi incontournables si on accepte de croire en la valeur de la Parole comme manière d’être, d’agir et de pacifier.

Pierrot dit alors que « pour le croyant, le texte religieux est à la fois issu d’une inspiration humaine (provenant du « moi » de l’auteur) et d’une inspiration divine. Dans le texte poétique, c’est l’humain qui continue, à la fine pointe d’un désir en lui, de tendre vers quelque chose qui, parfois, le dépasse, rendant ainsi l’humanité capax dei : capable de Dieu. » Isabelle se demande à ce moment « quelle différence fondamentale y a-t-il entre le Cantique des cantiques, inscrit dans la Bible, et La marche à l’amour, de Gaston Miron? » Ce long poème québécois, qui semble avoir été composé dans le plus pur élan d’amour humain, ne manifeste-t-il pas lui aussi, en quelque sorte, une parole divine, un souffle universel?

Créer peut être d’une grande prétention chez les humains, même chez les artistes les plus accomplis, qui doivent accepter d’être le plus souvent accaparés par un phénomène de « recréation » plus que de création. Tout artiste doit même à l’occasion se laisser glisser dans des situations de profonde instabilité physique et surtout psychique, « recréant » ainsi la tension nécessaire existant entre l’utopie et le texte, entre le « pas-encore » et le « déjà-là ». C’est ainsi qu’adviennent les œuvres. Pierrot nous rappelle qu’au cœur de la tension eschatologique, les paroles poétique et religieuse nous disent que « non, ce monde ne peut pas être accompli : ce monde se trouve plutôt en plein accomplissement ». Mais comment dire ce monde? De quel droit l’artiste se pose-t-il comme co-créateur? Quelle exigeante mission! Isabelle de citer le poète Rainer Maria Rilke qui dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge écrivait ceci :

Rilke

Comble de paradoxe, toutefois : ce fut entre 16 et 19 ans que Rimbaud, sans avoir vécu le monde autant que le suggère Rilke, en arriva à produire, pour ne pas dire à « créer », un chef-d’œuvre comme Les Illuminations. Mais celui-ci ne travaillait-il pas à se rendre « Voyant », cherchant à « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens », à saisir, d’une certaine manière, le plus-que-réel dans le réel — une quête qui pourrait s’apparenter à celle du croyant?

De forts liens semblent exister entre les paroles religieuse et poétique. Le texte de la Genèse, qui remonte à 2700 ans, sert encore de balise à d’innombrables croyants. Le fait que tant de personnes aient avant nous parcouru ce texte nous permet d’associer notre propre démarche à celle de toute une famille en mouvement, une « communauté ». De la même façon, un texte poétique d’Homère, de Shakespeare ou de Rimbaud nous atteint peut-être dans ce qu’il y a de plus « divin » en nous.

Pierrot conclut notre discussion en citant (de mémoire) l’Évangile de Jean qui se termine par cette phrase énigmatique : « S’il avait fallu que je raconte tout ce que le Christ a fait, le monde entier n’aurait pas été assez grand pour contenir ce texte. »

Prière aux quatre directions

Le départ est imminent, prévu pour mercredi. Nous avons couru le monde ces dernières semaines : Pierrot aux quatre coins de la France ; Jean à Bar Harbor, au lac MacDonald et jusqu’au Havre Saint-Pierre ; moi-même au lac MacDonald également, puis en Estrie. La route nous habite déjà — et nous avons hâte de nous abandonner complètement à elle. Au moment de faire les derniers préparatifs et d’inventer un rituel pour inaugurer l’expédition, je pense au désir des Indiens de se référer aux quatre directions lors de certaines cérémonies. J’y vois une façon de m’imaginer dans le grand Tout, avec tous mes âges. S’inscrire dans un ordre qui nous dépasse ne permet-il pas de lâcher prise?

Que le meilleur advienne sur cette route sacrée!

4directions

Au sud je suis une enfant qui court
dans son haleine et ses énigmes
Mes poupées ont des griffes invisibles
La vérité se fait neuve
Je m’échappe
Je suis une souris
Je vais voir ailleurs

Le ciel avale tout sur son passage

Ô Grand Sud
célèbre la croissance de nos artères

À l’ouest je suis nubile
Nymphe sous la pluie
J’attends ma vision à moi
L’âme qui s’arrondit comme un ours
La suite des méridiens
Là-bas les rivières coulent dans les deux sens

Je veille sur la trajectoire de mon rêve

Ô Grand Ouest
sois notre fétiche, notre fumée noire

Au nord j’enfante
Je me baigne avec les bisons et les nébuleuses
Je sais où loge la clarté
Comment vivre avec le feu
La peur n’a plus cours près des racines

J’abandonne mon souhait d’une vie meilleure

Ô Grand Nord
donne-nous l’endurance de tes plus forts sabots

À l’est je décide de mon pas
Comme un chasseur éphémère
Mes yeux sont des aigles qui parlent
Le territoire me regarde
Et moi je guette le jour naissant

La prochaine illumination est mon embarquement

Ô Grand Est
accueille nos fléchissements, notre silence

Au centre qui suis-je
Vide et polarisée
Partirais-je enfin allège
Pour m’élever plus près des cieux

Ô Grand Esprit
guide-nous dans les turbulences de nos âges

Pêcheur du Nord

Pecheur

 

Le pêcheur du Nord
Admire le temps des poissons
Les nuages qui frayent en forêt
Les gouttes de pluie comme des appâts
Il aime s’abreuver du silence
Tout-puissant qui règne sur les eaux
Il espère attraper du brochet
Saisir l’ombre de l’onde
Mais le pêcheur du Nord sait bien
Que le plus important
C’est de flotter jusqu’au firmament
Jusque dans une anse où le doré abonde
C’est une affaire de mangeaille
De survie pour le corps
D’exaltation pour l’esprit

Pepkutshukatteu

Pepkutshukatteu, en innu aimun (l’innu des bois), veut dire « la toile de ma tente est trouée de cent étincelles de bois crépitant de mon petit poêle », écrit Alexis Joveneau, missionnaire oblat, dans un texte publié par la revue Histoire Québec. C’est ce missionnaire, qui a vécu pendant des décennies sur la Basse-Côte-Nord, particulièrement à Unamen Shipu (La Romaine), qui apparaît comme personnage central dans Le goût de la farine, le fameux film de Pierre Perrault. Nous en avons fait un de nos guides pour l’expédition de La route sacrée. Dans cet article, écrit au milieu des années 80, le père Joveneau ajoute : « Les Indiens désignent par leur nom chaque perche et chaque piquet de la tente, ils donnent son propre nom à chaque sac de toile selon leur usage ».

Le père Joveneau dans «Le goût de la farine»

Le père Joveneau dans Le goût de la farine de Pierre Perrault

Pepkutshukatteu : quelle magnifique poésie pour parler d’une vie d’avant la modernité. Déjà, en 1984, le père Joveneau souligne : « Les trois qualités des Blancs sont la politesse, la propreté et la ponctualité. Les trois qualités des Indiens sont : la paix, la patience et le partage. […] Pendant des millénaires, les Indiens ont survécu grâce à leur culture. Aujourd’hui, c’est leur culture qu’on essaye de faire survivre. […] Les enfants indiens parlent une autre langue. […] Les Indiens n’emploient plus leurs plus beaux mots, fruits de leur génie, de leur race, fruits de leurs marches et des nuits sans étoile, autour du feu, fruits de cette vie unique qu’eux seuls pouvaient vivre sur terre. […] Maintenant, sur les réserves, les valises ont toutes le même nom, et tous les murs sont semblables ».

Comment comparer le présent de 1984 au présent de 2014? Y a-t-il lieu de croire que l’innu aimun a repris de la vigueur, grâce à la parole d’écrivains tels que Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho, Naomi Fontaine, grâce à l’œuvre de l’Institut Tshakapesh, grâce à des projets mobilisateurs, tant en cinéma (la Wapikoni mobile) qu’en littérature (Aimititau! Parlons-nous!, Les bruits du monde)?

Pour notre part, sur la route sacrée de la forêt boréale, bien humblement, nous souhaitons trouver des bribes de cette poésie innue et crie, afin de reprendre contact avec une parole millénaire qui, nous le pressentons, existe encore au sommet des épinettes, dans l’antre des ours, dans la tête de bien des grands-pères qui savent encore nommer la danse des lucioles.

 

On peut visionner Le goût de la farine (1977) sur le site de l’ONF.

L’article du père Joveneau dont il est question, « Eka takushameshkui : Ne mets pas tes raquettes sur les miennes », est disponible ici, en format PDF.

L’exposition Matshinanu/Nomades, réalisée par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), été constituée à partir de photos qui provenaient en bonne partie du fonds Alexis Joveneau. C’est Joséphine Bacon qui a écrit les textes en écho à chaque photographie.

Chant pour un passage

Il y a quelques années, mon ami Gérald Dion, un collègue médecin qui a œuvré toute sa vie auprès des populations cries du Nouchimii Eeyou (l’inland cri) comme du Winnebeoug Eeyou (le pays cri bordant la baie de James), fin connaisseur de l’arrière-pays autour du lac Mistassini, a bien voulu me guider jusqu’à l’Antre de marbre. En canot, nous avons remonté la Témiscamie sur une vingtaine de kilomètres, jusqu’à la Colline Blanche. Gérald Dion connaissait déjà l’endroit pour l’avoir visité à quelques reprises. L’année précédant notre excursion, il y avait même campé, avec des amis, devant la grotte principale.

C’est en canotant, en marchant dans la montagne jusqu’au sommet, en récitant de la poésie et en jouant de la flûte, que nous avons pu goûter l’atmosphère hautement sacrée dégagée par ce lieu. Gérald arrivait tout juste d’un périple en Arizona où il avait eu le plaisir de faire la connaissance du poète québécois Pierre Nepveu. Tous les deux, et depuis longtemps, ils s’intéressaient à l’univers des Indiens d’Amérique, à leur spiritualité plus particulièrement. Pour notre excursion à l’Antre de marbre, Gérald avait eu l’idée d’apporter un poème de Pierre qu’il avait pris la peine d’encadrer, intitulé « Chant pour un passage ». Après avoir gravi la montagne et exploré ses grottes, de retour dans mon canot, j’ai demandé à Gérald s’il acceptait de me lire ce poème. J’avais envie de le filmer. Tout de suite, Gérald a acquiescé. Lentement, le canot dérivait sur les eaux tranquilles d’une petite baie de la Témiscamie. C’était le soir ; les épinettes noires et blanches, tout autour, semblaient nous écouter, nous regarder. Sans conteste, je peux dire que ce fut le moment de grâce de cette journée.

Le poème est disponible en ligne dans sa version intégrale.