Septième jour

Texte 1 : La montagne secrète (Gabrielle Roy)

Textes 2 : Livre d’Isaïe (Is 22, 19-23), Psaume 138, Évangile de Matthieu (Mt 16, 13-20)

Contexte : de la Colline blanche à l’Hôtel Chibougamau

Aurore

Lever de soleil sur la Témiscamie

Dès l’aube, Isabelle part explorer les environs. Sa nuit a été courte. Après une nouvelle excursion au sommet de la Colline pour assister au lever du soleil, elle se rend à la baie où nous sommes arrivés la veille. Près du canot renversé, elle note que la caisse contenant le matériel de pêche a été bousculée. Sur deux côtés, de grosses griffes l’ont perforée! Rien n’a été brisé cependant, pas même un petit sac de détritus laissé là par mégarde, et que l’ours a négligé. Car c’est évidemment un ursidé qui a fouiné autour du canot. Il aurait pu s’y attaquer ; des coureurs de bois racontent des histoires de canots lacérés par les ours. Heureusement qu’Isabelle a un vaste répertoire de chants pour rendre sa marche matinale bien sonore. Cent mètres plus loin, sur la rive, elle photographie la piste de la bête, de grosses pattes griffues ayant marqué la boue. L’ours était bien sûr en quête de nourriture, comme toujours, même si à ce temps-ci de l’année, les bleuets bien mûrs sont innombrables dans la taïga.

Pierrot

Préparatifs pour la messe

Nous déjeunons, puis démontons notre campement. Tout est fin prêt pour que Pierre-Olivier dise la messe, l’événement qui, depuis nos premières rêveries à propos de La route sacrée, se trouve au cœur même de notre expédition, dans l’esprit de ce que purent vivre le père Laure et ses compagnons, ici même, en 1730. Cette messe doit être filmée. La caméra, installée sur un trépied, est mise en marche. Pierre-Olivier a revêtu ses habits d’homme d’église, une étole propre. Sur un petit banc de canot bleu, déposé sur la glacière, est étalée une simple nappe où l’on retrouve un calice, une hostie dans sa patène, deux petites bouteilles (le vin et l’eau), une chandelle, une croix, en plus d’une Bible miniature. Le tout tenait dans une espèce de portuna, comme si Pierrot était docteur de campagne, version « soigneur d’âmes ». Isabelle et Jean se sont assis par terre, tout près. Dans l’Antre de marbre — aussi appelé « maison du Grand Génie » (sur la carte du père Laure) ou « Waapushukamukw » (sur le panneau annonçant le sentier) —, la messe commence. Tous, nous avons le sentiment que cette célébration constitue une messe « sur le monde », « dans le monde » et « pour le monde », même si c’est avec une extrême humilité qu’elle est dite. Avec émotion, nous songeons à ceux et celles qui aiment croire en la parole du Christ, à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté, à tous ceux qui souffrent de déshumanisation, d’indignité. Nous honorons la mémoire de nos défunts, des peuples perdus, prions particulièrement pour le peuple de la Loutre, dont Ronald Bacon nous a parlé à Pessamit. C’est de ce type de messe dont ont rêvé et rêvent encore tant de pèlerins sur la planète. À plusieurs moments, Pierre-Olivier chante en s’accompagnant de son charango. Nous chantons avec lui, bien sûr, avec une joie tranquille, délicate, comme si les joies les plus émouvantes de l’existence devaient se vivre sur le mode de la délicatesse. Les épinettes devant nous se balancent doucement. Comment la messe du père Laure put-elle bien se dérouler il y a quasiment 300 ans? Là n’est pas le plus important. Nous savons à quel point une cérémonie, tout comme un lieu, un paysage, une rencontre d’êtres humains, a parfois le don de prendre valeur sacrée. Le père Laure et les Innus avaient voyagé pendant des semaines, voire des mois, dans de petits canots, en affrontant de réelles difficultés, bien des longueurs de temps et moult attaques de moustiques, avant d’atteindre l’Antre de marbre. Leur expédition fut mille fois plus périlleuse et laborieuse que la nôtre. Alors, comment ne pas chercher à évoquer, même avec si peu d’informations, tous les moments de grâce qui purent avoir lieu ici à travers les âges, sur cette Colline blanche déjà consacrée par des générations de coureurs de froid et de Nord?

Croix+Jean

La croix des pèlerins

En souvenir de notre visite, Jean brêle deux tiges d’épinette préalablement ébranchées de manière à former une croix, que nous installons parmi les épinettes, au-dessus de l’Antre de marbre. Ni trop visible, ni trop invisible, elle représente notre volonté de communier, par-delà les différences, au souffle créateur qui anime le monde, ouvre nos cœurs et nous interpelle à devenir des humains humains. Nous réfléchissons à la délicate question de la « coexistence » du catholicisme et des autres religions et spiritualités — nous continuerons d’y réfléchir. Chose sûre, notre démarche ne se veut aucunement impérialiste ou conquérante. Isabelle songe à ce passage dans La montagne secrète de Gabrielle Roy :

La_montagne_secrete

Nous redescendons les bagages jusqu’au canot. La pente est rude ; il y a des dangers de glisser sur la mousse mouillée. Les bottes deviennent vite détrempées. Le temps sera passablement variable aujourd’hui. Bien que nous pourrons naviguer dans le sens du courant, sur la Témiscamie, le vent souffle toujours de l’ouest. Nous aurons donc la plupart du temps à l’endurer de face, en pleine proue. À 11 heures 45, nous quittons la berge. Pagayer instaure un rythme, une pulsation. Nous sommes plus silencieux, plus concentrés qu’hier, économisons nos forces. Canoter représente toujours une affaire de cœur et de courage. Les épaules et le dos travaillent, les cerveaux virevoltent devant les beautés du paysage. Nous faisons halte sur la même petite île où nous nous étions baignés la veille. Nous mangeons un peu ; le sable se mêle à la mayonnaise dans nos sandwichs. Une petite bande d’outardes se plaisent à nous envoyer des « nirliq » surexcités en déguerpissant devant nous. Cette forêt est habitée par une faune qui n’est à peu près jamais dérangée. La route de gravelle, qui auparavant s’arrêtait quelques kilomètres après le pont, au lac Albanel, se poursuit maintenant, en direction nord-est, vers la mine Stornoway, où l’on extraira des diamants. Pendant la messe, ce matin, il nous semblait parfois entendre des bruits lointains. Des bruits de machine? Provenaient-ils des camions lourds qui coursent déjà sur cette route qui suit le lac Albanel, se rapprochant parfois de la Témiscamie? Osons croire que le merveilleux du silence que nous avons vécu à la Colline Blanche ne sera jamais vraiment troublé. Osons l’espérer, car les lieux de grand calme commencent sérieusement à se raréfier, partout sur Terre, les humains ne cessant de créer chaque jour des cacophonies nouvelles associées à une machinerie de plus en plus gigantesque.

Nous rembarquons dans le canot, toujours en direction du pont enjambant la Témiscamie. Encore quatre ou cinq kilomètres… Le ciel s’est chargé de cumulo-nimbus gros comme des montagnes. De fortes bourrasques nous obligent souvent à faire du surplace. Nous devons déployer de plus grands efforts de pagayage. À trois, nous parvenons à avancer, petit à petit. Pagayer en étant assis au centre d’un canot n’est pas chose facile. Nous franchissons certaines pointes, recherchons des portions de rivière protégées par la forêt. Heureusement que ce cours d’eau n’est pas rectiligne! De légers croches nous permettent d’aborder des zones encalminées. Nous glissons sur l’eau, parfois moins vite que si nous étions à pied. Voilà ce que peut représenter la vie dans un canot! Tous les canoteurs — tous — savent bien comment les éléments sont parfois contraires. Nous n’embarquons toutefois aucune vague, pas même un bouillon. La rivière a beaucoup baissé — de presque un mètre — depuis notre premier repérage, au milieu du mois de juillet. Les rives sont presque toujours très boueuses. Après un accès de vent plus rude que les autres, nous choisissons de nous reposer. Il le faut, et maintenant. Sur la berge, tout n’est que bouette ; les bottes s’y enfoncent. Vaut mieux marcher nu-pieds et se saucer, encore une fois. Si laveris te, lotus. Pierre-Olivier, fidèle à sa devise, se sera donc baigné dans les eaux du Saint-Laurent, du Saguenay, de l’Ashuapmouchouane et de la Témiscamie! Et le voyage n’est pas terminé…

Retour

Temps variable sur la Témiscamie

Vers trois heures, le ciel noircit complètement. Un gros orage s’abat soudain, transformant pratiquement le canot en bain. Un éclair, géant, suivi d’un grand coup de tonnerre, juste à bâbord, devient comme le signal d’une chute radicale de la température, qui passe de 28 à 14 degrés en quelques instants. Vite détrempés par cette pluie, nous stoppons une nouvelle fois pour revêtir des imperméables, pour retirer les chandails mouillés et en trouver des secs dans les sacs étanches. Vive le caoutchouc! Vive la boue aussi, finalement, puisqu’elle permet à Isabelle de repérer des traces d’orignal sur la berge. Nouveau départ. Au loin, nous entrevoyons les structures du pont de ciment. Le ciel se dégage peu à peu : voilà qu’il fait grand soleil! Le vent tombe… oh, pendant quelques minutes seulement, mais assez longtemps pour nous encourager. Bientôt, nous dépassons la base d’hydravion, sur la gauche, et le hangar d’où émane un sempiternel vrombissement de génératrice. Nous accostons sur la petite plage de notre point de départ, et c’est avec plaisir que nous redécouvrons notre roulotte. Nous sommes fiers — épuisés, tout bouetteux, mais fiers. Nous déchargeons le matériel, bien des choses étant détrempées. Nous refixons le canot au toit de l’auto, puis, tous réunis à l’abri dans la roulotte — il s’est remis à pleuvoir à verse! —, nous trinquons, chacun avec un petit verre de porto à la main. Victoire! Rien d’héroïque peut-être, mais comme nous sommes fiers de ce périple à l’Antre de marbre, où nous avons vécu des instants d’intense émotion, dans la paix, une beauté puissante, et la solennité. Nous avons aussi aperçu un grand loup. Marché dans les traces d’un ours, puis d’un orignal. Une dizaine d’outardes nous ont devancés en se dandinant. Un grand chevalier aux pattes filiformes nous a salués. Et puis, nous avons discuté, et prié, et chanté, et fait des blagues, beaucoup de blagues. Ensemble, réunis par une réelle harmonie, nous avons été gagnés par les splendeurs de la forêt témiscamienne et tout le sacré dégagé par la Colline blanche. Pour fêter tout ça, nous piquons une pointe jusqu’au lac Albanel, au bout de la route.

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Lac Albanel et piqûres dans le cou

Ce soir, nous coucherons quelque part dans Chibougamau. Nous voudrons étendre toutes nos affaires pour les faire sécher. Ce soir, nous nous redirons que ce voyage sur la rivière fut intense, plein, peut-être même un peu trop rapide. Aurions-nous dû coucher une autre nuit à la Colline blanche? Peut-être… Mais notre aventure est loin d’être terminée. Bientôt, nous tâterons des eaux du grand lac Mistassini. Des amis de Pierre-Olivier nous y attendent. Et puis, Gérald Dion, qui pratique la médecine à Mistissini depuis des lustres, veut nous recevoir à souper. Lui aussi, avec des amis, souhaite se rendre à l’Antre de marbre, dans quelques jours. La route sacrée n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Rien n’est terminé, bien au contraire. Tout commence.

Le septième jour, tout commence.

Sixième jour

Texte 1 : C’était au temps des mammouths laineux (Serge Bouchard), à propos des rivières qui coulent dans les deux sens et de la capacité du nomade à « faire de la terre » en marchant

Textes 2 : Épître aux Romains (Rm 11, 33-36), Évangile de Jean (Jn 3, 1-8), Livre de la Genèse (Gn 1, 24-31)

Contexte : de Chibougamau à la Colline blanche

Nous faisons le plein de denrées et d’amour chez nos amis chibougamois. Départ vers 9h. Il fait chaud, anormalement chaud pour la saison, sur la route entre Chibougamau et la rivière Témiscamie. Passé l’embranchement qui nous permettrait de nous rendre à Mistissini — un gros village cri du Nouchimii Eeyou qui se trouve, ces années-ci, en plein développement —, la route cesse d’être asphaltée. Nous poursuivons plein nord-est dans la gravelle et la poussière. La roulotte écope. Tant bien que mal, nous calfeutrons les fenêtres avec du ruban adhésif. Le paysage, sans la double ligne des poteaux électriques qui lacérait les abords de la route depuis Chibougamau, devient plus harmonieux, plus lumineux. Les petits lacs, de chaque côté, reflètent la splendeur des épinettes noires riveraines. Il y a plusieurs semaines, lors du repérage, nous avions prévu quelques arrêts le long de ce chemin afin de marcher, seul ou en duo, un conducteur amenant l’auto et la roulotte quatre, cinq ou même dix kilomètres plus loin, afin d’attendre les randonneurs. Ce petit manège nous aurait permis d’expérimenter une nouvelle facette du pèlerinage : celle de marcher en silence, ou bien en discutant tranquillement, tout en longeant les lacs et la forêt, de manière à vivre une espèce de petit « Compostelle » nordiciste. Mais le temps nous est compté. En effet, la météo annonce pour demain du temps plutôt tourmenté avec des orages. De plus, la chaleur qui règne depuis plusieurs jours et surtout l’absence de pluie ont asséché la route : d’immenses nuages de poussière sont sans cesse soulevés par des camions géants, rendant la marche beaucoup moins attrayante. Bref, parce que nous souhaitons atteindre l’Antre de marbre aujourd’hui même, nous reportons donc à plus tard l’idée de « petites marches de pèlerinage ». Un jour, nous nous reprendrons.

51eparallele

Le 51e parallèle

Le pont de la Témiscamie apparaît après 172 kilomètres, au-delà de la limite symbolique du 51e parallèle. Nous préparons les bagages, descendons le canot au bord de l’eau et le chargeons avec la nourriture (placée dans une glacière ronde qui devrait servir d’abri — bien relatif! — aux possibles incursions des ours), une petite tente, les sacs de couchage, les matelas de sol, une carabine, les vêtements de pluie, des vestes de sécurité et du matériel pour tourner — caméra et micros —, sans oublier le matériel liturgique de Pierre-Olivier et le célèbre charango. Après une collation rapide, nous prenons le large. Il est 13 heures 45. Pierrot a pris place tant bien que mal au centre du canot et de tous les bagages. Isabelle pagaie à l’avant ; Jean à l’arrière. Il vente de l’ouest, sans trop de rafales. Nous filons plus rapidement que prévu. Le bruit des nombreux camions passant sur la route et sur le pont au-dessus de la rivière finit par s’estomper. Un calme majestueux nous envahit. Au cœur des houles, il nous faut prendre les vagues au sérieux, surtout que le petit canot « prospecteur » avec lequel nous remontons le courant est un esquif conçu pour les rapides, donc très maniable, sans quille, versant et instable par gros temps. Cette embarcation doit être considérée avec politesse, surtout lorsque le plat-bord touche la crête des vagues. Mais tout se place bien vite. L’équilibre règne parmi nous et partout dans le canot, ce qui fait que nous chantons, avec intensité, dérangeant probablement un brin les êtres de la forêt tant notre enthousiasme est grand. Nous entonnons toutes sortes de chants avec une saine joie d’enfants, en inventant à loisir des paroles qui n’ont parfois pas grand sens.

Chanter sur la Témiscamie

Canoter sur la Témiscamie

Jean jette sa ligne à l’eau dans l’espoir d’accrocher un brochet, pour accompagner le souper, mais ce n’est pas une grande idée. Il vente beaucoup trop, et le canot reste instable. Et puis, où le mettrait-on, ce grand carnivore du Moyen Nord? Tout le canot est occupé! Fin de la courte séance de pêche! Chaque fois que nous cessons de chanter, la beauté et le silence tout autour nous ravissent tellement que notre joie surabonde, l’emporte, et nous recommençons de plus belle. Isabeau s’y promène, à trois voix s’il vous plaît, est notre grand succès ; Youpi-ya Youpi-yé, à trois voix aussi, notre leitmotiv. La Témiscamie se laisse peu à peu remonter sans grande difficulté, le courant s’y trouvant étalé sur quasiment deux cents mètres de large. Avons-nous trouvé la fameuse rivière qui coule dans les deux sens? Ou n’est-ce pas plutôt le vent qui nous pousse? De fait, nous glissons bien, comme si nous étions gréés d’une voile. Après deux heures de route, nous stoppons sur une petite île sableuse. Le soleil plombe ; les Tropiques sont peut-être fort éloignées du 51e parallèle, mais ¡qué calor! Tout le monde se lance à l’eau, ce qui redonne aux cerveaux et aux membres des énergies neuves. Plaisir de l’eau fraîche et des muscles tonifiés, ajouté à une joie d’excursion inespérée. Vive le capitaine, s’écrient les matelots! Y en a pas comme lui! Si y en a, y en a pas beaucoup!

Des bécasses courent sur les berges. Un aigle semble vouloir nous indiquer quelle est la direction à suivre. Nous repartons en cherchant l’entrée de la baie menant vers la Colline blanche, plutôt étroite, qui sera sur la rive sud. Cette petite porte entre les arbres s’avère finalement plus proche que prévu. À quelques reprises, Isabelle a de fortes impressions que c’est là! c’est là! Elle l’indique du doigt. Bien sûr, nous avons tous aperçu, au loin, une plaque blanchâtre entre le vert des épinettes, indiquant une longue coulée de quartzite. La Colline blanche se trouve dans les parages. Mais Jean a l’impression que l’entrée de la baie se trouve camouflée derrière une pointe située un peu plus en aval, plus loin là-bas… Un grand loup gris, qui trottinait sur la rive nord, nous lance un regard suspicieux, un seul, avant de prendre le bois. Instant d’une rare qualité que cette rencontre inopinée, dans le cours d’un voyage d’exploration nordique! La rivière se rétrécissant pour former un rapide inconnu, le capitaine avoue à ses compagnons qu’il était dans les patates. La baie se trouve bel et bien en amont. On vire de bord, ayant maintenant à affronter de grosses bourrasques. Après un nouveau 30 minutes de canotage, nous touchons enfin au but, non sans garder en mémoire la vision de ce grand loup du Nord, prince des forêts. À 17 heures 30, nous débarquons le matériel au fond de la baie, dans les herbages, sur une berge boueuse. Commence un portageage qui devient vite éreintant, considérant la chaleur — il fait 29 degrés Celsius! — afin de tout hisser à l’Antre de marbre, à mi-pente de la Colline blanche. Même s’il n’y a pas cent mètres de dénivelé, il fait humide comme sur les rives de l’Amazone, et tout le monde sue et souffle à cause des deux ou trois aller-retours qu’il faut pour tout apporter à bon port. Les pagaies et les vestes de sécurité, de même que la boîte de matériel à pêche, sont laissées sous le canot. Tout le monde a faim. Mais on prend le temps de monter la tente et d’explorer un brin : la lumière est trop belle. Nous allons dormir à l’endroit même où séjourna le père Laure avec ses guides innus. Cela nous transporte et nous excite.

Campement

Le campement à l’Antre de marbre

Suit un excellent souper fait de pétoncles et de riz : succulent! Les repas dont on se souvient le plus se prennent souvent en pleine nature, après de grands efforts. Il faut parfois beaucoup de travail — associé à une foi véritable en la voie tracée pour soi et par soi — pour arriver à certains instants primordiaux, tel celui que nous vivons, alors que tout prend son sens. L’extrême sens sacré du lieu et des êtres qui y passent, y campent, depuis toujours, se magnifie. Instant de recueillement tranquille, en cette soirée de fin du mois d’août, aux abords de la Témiscamie, au sommet de la Colline blanche, non loin de la chaîne des monts Otish. Il faut la plupart du temps beaucoup de sueur et d’entraide, en plus d’une réelle dose d’humanité et d’une véritable intelligence — en concordance avec les forces de la nature —, pour que surgissent de tels moments d’harmonie entre les êtres et le monde. Il faut savoir tenir compte du vent et des nuages qui menacent, du courant et des eaux tumultueuses, de tout ce qui peut être utile comme matériel et comme nourriture pour la survie. Il faut apprendre à lire les sentiers, les falaises, les caps et les passes parfois dangereuses. Vivre une expédition en forêt boréale n’est jamais facile. Il y a plusieurs marches forcées, et l’équipement à transporter, et des intempéries et des moustiques, ces maîtres de la Boréalie depuis des centaines de millions d’années. Mais quand enfin on parvient au lieu auquel on rêvait, et qu’on peut s’y recueillir en remerciant le monde, eh bien, c’est là qu’une « route sacrée » finit par prendre tout son sens. Rien n’est alors insensé, même les courbatures ou les élancements dans les bras, même la boue entrée dans les souliers. Chaque détail prend une signification d’autant plus grande qu’il participe à l’envol de paroles plus solennelles que celles de la vie dite « normale » — paroles à la fois plus intimes et plus universelles. Nous nous sentons en communion avec le monde.

Priere

Préparation d’un temps de prière sur la Colline blanche

Le soir de notre sixième jour d’expédition, au coucher du soleil, sur la crête de la Colline blanche, la voûte céleste semble vouloir participer à notre équipée. Pierrot, en sa qualité de prêtre, guide notre prière. Tous assis sur la quartzite polie, l’émotion nous gagne, une émotion faite de profonde humilité. Impression d’entrer en résonance avec la création du monde et toute sa perpétuation, avec apaisement. La nuit venue, nous redescendons vers la tente montée dans l’Antre de marbre. Mais bientôt, encore tout animés par leur prière du crépuscule, Isabelle et Pierre-Olivier retournent vers le sommet. Ils rêvent d’étoiles filantes et de Voie lactée pulsatile. Nuit de fête. Nuit de paix. Songeant au labeur du lendemain, Jean choisit plutôt de se coucher.

Le père Laure en Témiscamie

J’imagine…

J’imagine le père Laure dans un canot, en compagnie de ses guides innus, sur la rivière Témiscamie. Début du XVIIIe siècle. Je l’imagine après plusieurs semaines, sinon après des mois de canotage, de voyageage, de portageage, après des jours de tempêtes, d’innombrables attaques de mouches noires. Le père n’oublie pas qu’il est missionnaire. Mais comme il est quasiment arrivé au centre du pays, j’imagine qu’il ne sent surtout pas imbu de quelque pouvoir extraordinaire que ce soit. Il n’oublie pas que son devoir de prêtre est d’évangéliser, certes. Mais en ce moment magnifique de sa vie, oh! comme j’imagine qu’il se sent prêt à être conquis par les appels du Tchiché Manitou, le Grand Esprit des Indiens avec lesquels il a appris à vivre. Bien sûr qu’en tant que jésuite, il est porteur de plusieurs traits d’une civilisation dite des « Lumières ». Il connaît de nombreuses techniques. Il est issu d’un monde qui a inventé l’imprimerie et le télescope — et qui considère par ailleurs toutes sortes de colonialismes, pour le meilleur comme pour le pire.

J'imagine

J’imagine…

Il s’agit de lire la Relation inédite/1720-1730 du père Laure pour réaliser à quel point c’est sa foi qui l’a mené jusqu’à Tadoussac, puis sur les rives du Saguenay, pour continuer vers le nord, toujours plus au Nord. En cette journée où il canote sur la Témiscamie avec des hommes qui lui ont tout enseigné à propos de la vie en forêt — les Indiens ayant pêché et chassé en remontant des courants puissants —, sur un territoire totalement vierge (et qui l’est resté, encore, en grande partie, trois cents ans plus tard), eh bien, je l’imagine, ce père Laure, séduit par la magie des lieux, par la pureté des eaux, par les impénétrables étendues de résineux qui l’entourent. Pour avoir moi-même canoté sur les eaux des rivières boréales, je peux si facilement m’imaginer que le père Laure fut enthousiasmé par la force et le courage patient de ses guides. Grâce à eux, grâce à leur talent et grâce à leur connaissance intime des forces de la Nature, il est parvenu devant la Colline blanche. Bientôt, il va nommer une grotte « l’Antre de marbre ». En même temps, au creux de son canot d’écorce, j’imagine que cet homme venu de France se sent petit, tout petit, face à un paysage aussi grandiose et aussi sauvage, certes, mais aussi face à ses guides qui possèdent tant de moyens que lui ne possède pas, eux qui sont d’une civilisation tellement différente de la sienne. Bien sûr que des villes comme Québec ont été bâties grâce aux compétences des architectes et des ouvriers français. Bien sûr que l’Europe a créé les mousquets et des manières de tuer bien plus efficaces que celles des Indiens. Bien sûr que les Innus ont été ébahis par l’apparition de grands voiliers capables de franchir les mers. Mais eux, avec leurs si efficaces canots d’écorce, ils se sont donné les moyens de traverser un continent tout entier, du sud au nord, de Tadoussac jusqu’au lac Mistassini, en passant par le lac Albanel, pour aboutir au cœur de la Témiscamie. Combien de leurs frères et de leurs sœurs de pagayage ont atteint les baies de James et d’Ungava en partant du Saint-Laurent! Les Innus de Pessamit, de Uashuat, d’Ekuanitshit et d’Unamen Shipu, et depuis des générations, font de véritables pèlerinages jusqu’au Mushuau Nipi, aux sources de la rivière George. Ah, tout cela, le père Laure le sait bien. C’est pourquoi j’imagine qu’il fait beaucoup plus que respecter ses guides : il les admire! Et même si son devoir comme sa raison d’être en terre de Kanada est d’apporter la parole du Christ, il se sent comme un pou. Alors qu’il se trouve au pied de la Colline blanche, ce n’est pas une messe de missionnaire qu’il va bientôt dire à l’Antre de marbre, non! C’est plutôt une manière de fêter une folle mais remarquable équipée, comme un grand remerciement aux puissances chtoniennes, maritimes et célestes réunies. C’est probablement pour cette raison que les Innus acceptent de se recueillir et de prier avec le père Laure.

Vision du sacré

Un jour, à la pointe d’Argentenay de l’Île d’Orléans, alors que nous étions assis sur une pierre de l’estran pour le tournage du documentaire Le prêtre et l’aventurier, Pierre-Olivier, mon ami prêtre, m’a mis la main sur l’épaule en disant : « Le sacré, il est en toi, mon Jean ! ». Je venais tout juste de m’exclamer à propos de la beauté, mais surtout du sacré des lieux où nous avions la chance de nous trouver. Un voilier d’oies blanches passait à une centaine de mètres au-dessus de nos têtes, en cacardant avec cette fougue qui donne tout son charme au fleuve Saint-Laurent, au printemps comme à l’automne.

Tournage à la pointe d'Argentenay

Tournage à la pointe d’Argentenay

J’ai toujours considéré la pointe d’Argentenay comme un lieu de puissante inspiration, qu’on y accède par la rive ou en kayakant sur la mer, qui commence à cet endroit précis, le fleuve s’élargissant considérablement, les eaux y devenant salées. Tout le paysage paraît là comme dominé par le cap Tourmente, le ciel se mariant au fleuve-mer avec une étrange perfection. Le fait que Jacques Poulin ait en quelque sorte « sacralisé » plusieurs des îles qu’on aperçoit au sud de la pointe, grâce au roman Les grandes marées, de même que l’histoire du cap Tourmente lui-même, admiré par Jacques Cartier dès 1535, tout cela avait contribué à mon enthousiasme au moment où je m’exclamais à propos du sacré des lieux. Mais Pierre-Olivier tenait à me rappeler que l’essentiel, en ce qui concerne le sacré, n’est pas « extérieur » à nous. Il ne nous est pas imposé de l’extérieur, par un artiste, par un philosophe, par la nature, par la société ou par un quelconque diktat, mais il s’inscrit plutôt au plus intime de notre psyché, collé aux grands axes qui nous forgent et nous dirigent, et surtout, peut-être, nous donnent envie de vivre.

Les différents lieux physiques ou géologiques du monde ne sont donc en soi ni « sacrés » ni « profanes ». On peut toujours considérer que tout est sacré dans le monde, que la nature est sacrée, qu’il faut vivre de manière « sacrée », ou de la façon la plus « sacralisée » possible. Mais de toute évidence, la nature « est », et en toute simplicité (bien que fort complexe), comme le propose Fernando Pessoa dans un poème tiré de son recueil Le Gardeur de troupeaux :

« les pierres ne sont pas des poètes, elles sont des pierres ; et les plantes ne sont que des plantes, et non des penseurs. Je puis aussi bien dire qu’en cela je leur suis supérieur que dire que je leur suis inférieur. Mais je ne dis pas cela : de la pierre, je dis : “c’est une pierre”; de la plante, je dis : “c’est une plante”; de moi, je dis : “je suis moi”, et je n’en dis pas davantage… »

Les structures de pierre les plus esthétiques, comme la Delicate Arch du parc des Arches, près de Moab, en Utah, ou les impressionnantes cataractes situées à l’embouchure de la rivière Rupert, à la Baie James, sont ce qu’elles sont : différentes, certes, d’un simple caillou isolé dans la toundra ou d’un petit ruisseau, mais pas plus sacrées que chacune des pierres recouvertes de lichen. Ce sont les humains qui ont le pouvoir particulier de sacraliser les lieux comme les manières de faire, de les « consacrer » grâce à des visites ou des pèlerinages, grâce à des chants, des peintures, des photos, des films, des prières. Il n’en demeure pas moins que le sacré semble habiter certains lieux plus « magiques » que d’autres, comme la pointe d’Argentenay, ou certaines grottes, comme celles de la Colline blanche aux abords de la rivière Témiscamie, au nord-est de Mistissini, dans le Eeyou Istchee, où nous nous rendrons en août.

Pour des raisons chamaniques, et parce que la Colline blanche constitue un site unique à des milliers de kilomètres à la ronde, les Indiens avaient choisi depuis des lustres d’y célébrer certaines cérémonies auxquelles n’étaient conviés que des initiés. Il n’est pas anodin que les guides du père Laure aient accepté de participer à une messe catholique, en 1730, comme s’ils avaient compris que le jésuite voulait « resacraliser » à sa manière ce qui, déjà, était sacré. Du « sacré » au « sacré », quelles que soient les opinions à propos des faits religieux ou de la foi, on peut affirmer que l’Antre de marbre de la Témiscamie a toujours conservé son aura, accentuée par la virginité de la forêt boréale des alentours.

Mais imaginons qu’on projette d’y faire passer une route, juste à proximité, une grande compagnie souhaitant exploiter une mine d’uranium ou de diamants dans les environs… Imaginons qu’on perturberait le silence des lieux en permettant le passage de milliers de camions géants, et plusieurs fois par semaine. Allons même jusqu’à imaginer certains individus qui, pour « blaguer », souilleraient les lieux même où les Indiens, depuis des millénaires, se sont recueillis, là où le père Laure a dit la messe. Comme toute profanation reste facile…

Je réfléchissais à ce propos en travaillant dans la forêt, autour de chez moi. J’étais occupé à ramasser des dizaines de bouleaux morts, de bonne grosseur, qu’un bûcheron avait abattus parce qu’ils représentaient trop de danger pour les promeneurs. Travail exigeant ! Je tronçonnais les arbres en rondins de quatre pieds pour les transporter, à l’aide d’un VTT, non loin de ma maison. J’allais les couper en bûches que je fendrais. De quoi empiler cinq ou six cordes qui devraient sécher pendant plusieurs saisons avant de pouvoir être utilisées comme bois de chauffage. Quel labeur ! Quelle « perte de temps » apparent, sachant que l’achat de la même quantité de bois, déjà fendu et même préalablement séché, m’aurait coûté deux fois moins cher, sans compter les dizaines et dizaines d’heures « dépensées ». Mais je me rendais compte qu’en agissant ainsi, à force de sueur, je « sacralisais » à ma façon les arbres morts qui, autrement, étaient voués à la pourriture (ce qui n’est tout de même pas anodin), en leur disant merci d’avoir existé, d’avoir abrité des oiseaux ou des rongeurs, merci d’exister encore parce qu’ils allaient me permettre de chauffer ma maison.

Le sacré est affaire humaine. Chaque être humain a le pouvoir de profaner comme de sacraliser le monde qui l’entoure, de même que son propre monde intérieur. La notion de « sacré » dépend d’une vision du monde, d’une Weltanschauung bien particulière, celle d’être ou de ne pas être.

 

Version légèrement modifiée d’un texte paru dans la revue Québec Français, numéro 172, sur la littérature québécoise et le sacré.

Pour plus d’informations sur le film Le prêtre et l’aventurier, cliquez ici.

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La vie de la Colline blanche

Ceux qui nous suivent par l’intermédiaire de notre page Facebook auront réalisé que nous sommes allés, Jean et moi, à la Colline blanche la semaine dernière, avec comme objectif de faire du repérage en vue de l’expédition du mois d’août. On ne mettra pas tout de suite d’images de l’Antre de marbre — gardons un peu de suspense —, mais voici en revanche quelques photos des alentours. Un monde fabuleux. Vous remarquerez que ce n’est pas que le quartzite qui donne sa couleur blanche à la colline, mais aussi le lichen, en particulier la cladonia rangiferina, aussi appelée mousse à caribou. Mais on ne peut pas dire que ce soit le blanc qui domine : toutes ces couleurs ne sont-elles pas étonnantes?

Sous-bois

Sous-bois: mousse, lichen et thé du Labrador

Sentier (inscriptions sur la pierre)

Inscriptions sur les pierres du sentier

Grande barbe de lichen

Grande barbe de lichen

Arabesques à la nuit étoilée de Van Gogh

Arabesques à la nuit étoilée de Van Gogh

Reflet dans la pierre

Reflet dans la pierre

Les couleuvres en état de grâce

Des couleuvres en état de grâce

Rencontre avec Louis-Edmond Hamelin

Comme nous l’expliquons dans les textes consacrés à l’expédition et au territoire, c’est Louis-Edmond Hamelin, géographe, linguiste et coureur de froid émérite, qui nous mit sur la piste de l’Antre de marbre. Nous le considérons ainsi comme l’un de nos guides. En mai 2013, nous allions le rencontrer chez lui, à Sillery, pour qu’il nous parle un peu plus de la Colline blanche. Voici un résumé et un extrait vidéo de cet entretien.

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Le chef Ghislain Picard et Louis-Edmond Hamelin au Mushuau-nipi en 2009

Louis-Edmond Hamelin rappelle que pendant des milliers d’années, les environs du lac Mistassini ont attiré différents groupes amérindiens, d’abord parce que les nomades — les jeunes hommes surtout — cherchaient à entrer en contact avec les femmes des autres groupes, mais aussi parce que la matière minérale trouvée à fleur de terre, la quartzite dont est faite la Colline blanche, permettait de créer les pointes de flèches, essentielles pour la chasse et la survie en forêt. Certaines de ces pointes furent même retrouvées jusque chez les Inuits, beaucoup plus au nord. Les Innus de la Côte-Nord, via le Saguenay, la rivière Ashuapmushuan et le lac Chibougamau, connaissaient donc fort bien les environs des lacs Albanel et Mistassini, de même que l’Antre de marbre (la grotte principale parmi la trentaine de cavités creusées au flanc de la montagne). Il est indubitable que ce lieu avait valeur sacrée pour eux, et cela depuis des milliers d’années. Certains initiés (des chamans) y recevaient la voix du Tchiché Manitou, en général dans la plus grande intimité. Comme le souligne Louis-Edmond Hamelin, « on ne sait pas quand est-ce qu’il vient, on ne le voit pas… mais il faut l’attendre longtemps… pour l’entendre peut-être ».

Lors de ses premiers voyages dans le Nord, entre 1948 et 1954, il est arrivé quelques fois à Louis-Edmond de passer en avion au-dessus de la Colline blanche. Il identifia le lieu du haut des airs, malgré les arbres étalés sur la petite montagne. C’est en 1963 qu’il a pu s’y rendre en canot pour la première fois, accompagné par un agronome, Benoît Dumont. Grâce à l’aide matérielle d’une petite compagnie du Nord, ils sont passés par le lac Albanel avant de remonter la Témiscamie pour atteindre les cavernes de la Colline blanche.

Louis-Edmond avoue que ce qu’il souhaitait lors de cette première visite, c’était de se mettre dans « l’atmosphère » de ce qui avait pu se dérouler au moment du passage du père Laure, un missionnaire jésuite, celui-là même qui nomma l’endroit « Antre de marbre » autour de 1730.

Il faut considérer l’étonnement — sinon l’ébahissement — de ce missionnaire lorsqu’il parvint à l’Antre de marbre, caverne creusée par un cours d’eau puissant lors de la dernière fonte glaciaire. Sans aucun doute, il admira cette structure naturelle au dôme convexe et aux surfaces polies, munie d’une espèce de table, tout au fond, en forme d’autel, comme si la vocation de la caverne était d’être une chapelle. Bien sûr, comme missionnaire jésuite, le père Laure considérait la religion catholique comme la « vraie » religion. Pour lui, dire la messe dans un lieu comme l’Antre de marbre allait de soi.

Il est fort probable que ses guides autochtones l’avaient vu et entendu dire la messe à plusieurs reprises déjà, dans d’autres lieux. Ont-ils été surpris d’être conviés à ce rite religieux catholique à l’Antre de marbre? Une question demeure, toujours selon Louis-Edmond Hamelin : le père Laure a-t-il surtout agi en « colonisateur » en disant cette messe, en ne tenant pas compte du rituel religieux autochtone? Était-ce un peu par « vantardise » qu’il souhaita poser ce geste dans ce lieu si mythique, si sacré pour les Innus? Il faut en tout cas reconnaître la sincérité du missionnaire, sa foi. Louis-Edmond insiste également sur le lien de confiance qui s’était créé entre le jésuite et ses guides autochtones pour que ceux-ci l’amènent à l’Antre de marbre. Quand on lit le journal du père Laure, on découvre en effet l’extraordinaire complicité qu’il eut avec ses guides.

Le père Laure fut un missionnaire, certes, mais aussi un habile cartographe, en plus de travailler à l’élaboration d’un dictionnaire et d’une grammaire innus. Plusieurs de ses cartes furent copiées et utilisées par bien des voyageurs. Le prêtre savait sciemment où il se dirigeait quand il aboutit à la Colline blanche en compagnie de ses guides. Depuis le XVIe siècle, des explorateurs européens, toujours guidés par des Indiens, faisaient le pont entre le Saint-Laurent et la baie de James.

Louis-Edmond raconte qu’au cours des dernières décennies, il est arrivé que de jeunes Cris lui demandent de les guider jusqu’à l’Antre de marbre afin qu’il leur parle de l’histoire et de la géologie du lieu, d’où sa conviction que la Colline blanche garde toute sa valeur sacrée pour les Indiens. Avec la création du parc Albanel-Otish, on peut penser que des visiteurs de plus en plus nombreux voudront y faire halte. Une seule obligation : que le caractère sacré de l’Antre de marbre ne soit jamais perdu, ni altéré, ni profané.

Dans ces extraits vidéos de l’entretien, Louis-Edmond parle de l’atmosphère sacrée qui se dégage de la Colline blanche et de l’importance de se préparer mentalement à une telle visite.

Voir le site web de Louis-Edmond Hamelin.

Le documentaire Le Nord au cœur, réalisé par Serge Giguère en 2012, est consacré à la vie et à l’œuvre de Louis-Edmond Hamelin.

À noter que Louis-Edmond apparaît également dans Le goût de la farine de Pierre Perrault, lors des séquences tournées au Mushuau-nipi (nous avons parlé de ce film dans l’article Pepkutshukatteu).

La photo de Louis-Edmond avec Ghislain Picard a été prise sur ce blogue.

 

Chant pour un passage

Il y a quelques années, mon ami Gérald Dion, un collègue médecin qui a œuvré toute sa vie auprès des populations cries du Nouchimii Eeyou (l’inland cri) comme du Winnebeoug Eeyou (le pays cri bordant la baie de James), fin connaisseur de l’arrière-pays autour du lac Mistassini, a bien voulu me guider jusqu’à l’Antre de marbre. En canot, nous avons remonté la Témiscamie sur une vingtaine de kilomètres, jusqu’à la Colline Blanche. Gérald Dion connaissait déjà l’endroit pour l’avoir visité à quelques reprises. L’année précédant notre excursion, il y avait même campé, avec des amis, devant la grotte principale.

C’est en canotant, en marchant dans la montagne jusqu’au sommet, en récitant de la poésie et en jouant de la flûte, que nous avons pu goûter l’atmosphère hautement sacrée dégagée par ce lieu. Gérald arrivait tout juste d’un périple en Arizona où il avait eu le plaisir de faire la connaissance du poète québécois Pierre Nepveu. Tous les deux, et depuis longtemps, ils s’intéressaient à l’univers des Indiens d’Amérique, à leur spiritualité plus particulièrement. Pour notre excursion à l’Antre de marbre, Gérald avait eu l’idée d’apporter un poème de Pierre qu’il avait pris la peine d’encadrer, intitulé « Chant pour un passage ». Après avoir gravi la montagne et exploré ses grottes, de retour dans mon canot, j’ai demandé à Gérald s’il acceptait de me lire ce poème. J’avais envie de le filmer. Tout de suite, Gérald a acquiescé. Lentement, le canot dérivait sur les eaux tranquilles d’une petite baie de la Témiscamie. C’était le soir ; les épinettes noires et blanches, tout autour, semblaient nous écouter, nous regarder. Sans conteste, je peux dire que ce fut le moment de grâce de cette journée.

Le poème est disponible en ligne dans sa version intégrale.