Un jour, à la pointe d’Argentenay de l’Île d’Orléans, alors que nous étions assis sur une pierre de l’estran pour le tournage du documentaire Le prêtre et l’aventurier, Pierre-Olivier, mon ami prêtre, m’a mis la main sur l’épaule en disant : « Le sacré, il est en toi, mon Jean ! ». Je venais tout juste de m’exclamer à propos de la beauté, mais surtout du sacré des lieux où nous avions la chance de nous trouver. Un voilier d’oies blanches passait à une centaine de mètres au-dessus de nos têtes, en cacardant avec cette fougue qui donne tout son charme au fleuve Saint-Laurent, au printemps comme à l’automne.

Tournage à la pointe d’Argentenay
J’ai toujours considéré la pointe d’Argentenay comme un lieu de puissante inspiration, qu’on y accède par la rive ou en kayakant sur la mer, qui commence à cet endroit précis, le fleuve s’élargissant considérablement, les eaux y devenant salées. Tout le paysage paraît là comme dominé par le cap Tourmente, le ciel se mariant au fleuve-mer avec une étrange perfection. Le fait que Jacques Poulin ait en quelque sorte « sacralisé » plusieurs des îles qu’on aperçoit au sud de la pointe, grâce au roman Les grandes marées, de même que l’histoire du cap Tourmente lui-même, admiré par Jacques Cartier dès 1535, tout cela avait contribué à mon enthousiasme au moment où je m’exclamais à propos du sacré des lieux. Mais Pierre-Olivier tenait à me rappeler que l’essentiel, en ce qui concerne le sacré, n’est pas « extérieur » à nous. Il ne nous est pas imposé de l’extérieur, par un artiste, par un philosophe, par la nature, par la société ou par un quelconque diktat, mais il s’inscrit plutôt au plus intime de notre psyché, collé aux grands axes qui nous forgent et nous dirigent, et surtout, peut-être, nous donnent envie de vivre.
Les différents lieux physiques ou géologiques du monde ne sont donc en soi ni « sacrés » ni « profanes ». On peut toujours considérer que tout est sacré dans le monde, que la nature est sacrée, qu’il faut vivre de manière « sacrée », ou de la façon la plus « sacralisée » possible. Mais de toute évidence, la nature « est », et en toute simplicité (bien que fort complexe), comme le propose Fernando Pessoa dans un poème tiré de son recueil Le Gardeur de troupeaux :
« les pierres ne sont pas des poètes, elles sont des pierres ; et les plantes ne sont que des plantes, et non des penseurs. Je puis aussi bien dire qu’en cela je leur suis supérieur que dire que je leur suis inférieur. Mais je ne dis pas cela : de la pierre, je dis : “c’est une pierre”; de la plante, je dis : “c’est une plante”; de moi, je dis : “je suis moi”, et je n’en dis pas davantage… »
Les structures de pierre les plus esthétiques, comme la Delicate Arch du parc des Arches, près de Moab, en Utah, ou les impressionnantes cataractes situées à l’embouchure de la rivière Rupert, à la Baie James, sont ce qu’elles sont : différentes, certes, d’un simple caillou isolé dans la toundra ou d’un petit ruisseau, mais pas plus sacrées que chacune des pierres recouvertes de lichen. Ce sont les humains qui ont le pouvoir particulier de sacraliser les lieux comme les manières de faire, de les « consacrer » grâce à des visites ou des pèlerinages, grâce à des chants, des peintures, des photos, des films, des prières. Il n’en demeure pas moins que le sacré semble habiter certains lieux plus « magiques » que d’autres, comme la pointe d’Argentenay, ou certaines grottes, comme celles de la Colline blanche aux abords de la rivière Témiscamie, au nord-est de Mistissini, dans le Eeyou Istchee, où nous nous rendrons en août.
Pour des raisons chamaniques, et parce que la Colline blanche constitue un site unique à des milliers de kilomètres à la ronde, les Indiens avaient choisi depuis des lustres d’y célébrer certaines cérémonies auxquelles n’étaient conviés que des initiés. Il n’est pas anodin que les guides du père Laure aient accepté de participer à une messe catholique, en 1730, comme s’ils avaient compris que le jésuite voulait « resacraliser » à sa manière ce qui, déjà, était sacré. Du « sacré » au « sacré », quelles que soient les opinions à propos des faits religieux ou de la foi, on peut affirmer que l’Antre de marbre de la Témiscamie a toujours conservé son aura, accentuée par la virginité de la forêt boréale des alentours.
Mais imaginons qu’on projette d’y faire passer une route, juste à proximité, une grande compagnie souhaitant exploiter une mine d’uranium ou de diamants dans les environs… Imaginons qu’on perturberait le silence des lieux en permettant le passage de milliers de camions géants, et plusieurs fois par semaine. Allons même jusqu’à imaginer certains individus qui, pour « blaguer », souilleraient les lieux même où les Indiens, depuis des millénaires, se sont recueillis, là où le père Laure a dit la messe. Comme toute profanation reste facile…
Je réfléchissais à ce propos en travaillant dans la forêt, autour de chez moi. J’étais occupé à ramasser des dizaines de bouleaux morts, de bonne grosseur, qu’un bûcheron avait abattus parce qu’ils représentaient trop de danger pour les promeneurs. Travail exigeant ! Je tronçonnais les arbres en rondins de quatre pieds pour les transporter, à l’aide d’un VTT, non loin de ma maison. J’allais les couper en bûches que je fendrais. De quoi empiler cinq ou six cordes qui devraient sécher pendant plusieurs saisons avant de pouvoir être utilisées comme bois de chauffage. Quel labeur ! Quelle « perte de temps » apparent, sachant que l’achat de la même quantité de bois, déjà fendu et même préalablement séché, m’aurait coûté deux fois moins cher, sans compter les dizaines et dizaines d’heures « dépensées ». Mais je me rendais compte qu’en agissant ainsi, à force de sueur, je « sacralisais » à ma façon les arbres morts qui, autrement, étaient voués à la pourriture (ce qui n’est tout de même pas anodin), en leur disant merci d’avoir existé, d’avoir abrité des oiseaux ou des rongeurs, merci d’exister encore parce qu’ils allaient me permettre de chauffer ma maison.
Le sacré est affaire humaine. Chaque être humain a le pouvoir de profaner comme de sacraliser le monde qui l’entoure, de même que son propre monde intérieur. La notion de « sacré » dépend d’une vision du monde, d’une Weltanschauung bien particulière, celle d’être ou de ne pas être.
Version légèrement modifiée d’un texte paru dans la revue Québec Français, numéro 172, sur la littérature québécoise et le sacré.
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